Coûts irrécupérables / Aversion à la perte

Obstination, entêtement, inertie, aversion à la perte. Lorsque l’être humain investi temps, effort intellectuel et argent dans un projet, il lui est extrêmement difficile de passer outre le passé et de renoncer à son entreprise - si jamais elle est vouée à l’échec. D'où la notion de coûts irrécupérables, tout aussi importante que contre-intuitive. 

Imaginez que vous êtes à la tête d’une entreprise de construction automobile, et que vous avez accepté un projet de construction d’un nouveau modèle.
  • Coût du projet: 80 millions d’euros. 
  • Investissement à ce jour: 70 millions d’euros. 
  • Information du jour: votre concurrent s'apprête à sortir une voiture moins énergivore que la vôtre, plus verte, et avec un processus de fabrication qui fait que le prix de vente sera bien inférieur au vôtre. 

Questions: que faites-vous ? Vous investissez les 10 derniers millions d’euros, en espérant que votre modèle, moins bon, satisfera quelques adeptes ? Ou vous renoncez à votre projet ? 

Imaginez maintenant la même situation de construction d’un nouveau modèle de voiture avec cette autre donnée: vous n’avez pas encore investi un euro, et le coût du projet s’élève à 10 millions d’euros. Soudain, au moment de démarrer le projet, vous apprenez que votre concurrent possède, dans ses cartons, un projet qui est bien meilleur que le vôtre (une voiture moins énergivore que la vôtre, plus verte, et avec un processus de fabrication qui fait que le prix de vente sera bien inférieur au vôtre).

Questions: que faites-vous ici ? Vous investissez 10 derniers millions d’euros, en espérant que votre modèle, moins bon, satisfera quelques adeptes ? Ou vous renoncez à votre projet ? 
  • Dans le premier scénario, nombreux sont ceux qui, dans la peau d’un CEO qui a investi 70 millions d’euros, ne peuvent s’empêcher de regarder le passé et l'argent dépensé, et donc répondent: non, nous ne renonçons nullement au projet, nous sommes allés si loin, nous avons déjà dépensé 70 millions d’euros, il serait ridicule de tout arrêter. Nous investissons donc le reste, soit 10 millions d’euros - nous sommes si proche du but. Ne gâchons rien ! 
  • Dans le second scénario, nombreux sont ceux qui répondent: oh que non ! Nous n’envisageons pas d’investir 10 millions d’euros dans un projet qui, du fait de nos informations concernant la concurrence, risque fortement de ne pas trouver sa place sur le marché. 

Pourtant, dans les deux cas, il s’agit d’une même somme de 10 millions d’euros. Partant, dans les deux cas, une personne rationnelle, sans émotions, devrait prendre la même décision. “La métaphore devrait être valable pour beaucoup d’investissements réalisés au cours de la vie,” expliquent Dan Ariely et Jeff Kreisler dans leur ouvrage “L’argent à ses raisons que la raison ignore”, avant de renchérir: ”au lieu de songer à tout ce que nous avons déjà investi dans un emploi, un métier, un couple, un logement ou un portefeuille boursier, nous devrions nous demander quelles sont nos chances de rentabiliser l’investissement dans l’avenir. Mais ce n’est pas si facile, car nous ne sommes pas rationnels à ce point.” Et de rajouter: “les coûts irrécupérables sont les coûts inscrits définitivement dans la colonne pertes du grand livre de notre vie. Ce sont les nôtres, nous ne pourrons jamais nous en débarrasser, ils sont notre propriété. Nous ne voyons pas seulement le montant argent, nous voyons tous les choix, les efforts, les espoirs et les rêves investis avec cet argent. Ils ont acquis plus de poids. Comme nous les surévaluons, nous sommes moins disposés à y renoncer et nous n’en courrons que davantage le risque de continuer à creuser le trou.

C’est une expérience célèbre, de Hal Arkes et Catherine Blumer, qui a mis en lumière, en 1985, les coûts irrécupérables - “sunk costs” - et la non-rationalité du comportement des êtres humains.
  • Données de l’expérience. Vous êtes fan de ski et vous achetez un billet week-end pour dévaler les pentes enneigées des montagnes du Michigan - coût du billet: 100 dollars. Quelques semaines plus tard, vous acquérez des places pour skier dans le Wisconsin - coût du billet: 50 dollars. Cerise sur le gâteau: selon vous, le voyage au ski dans le Wisconsin sera beaucoup plus plaisant que celui dans le Michigan. 
  • Soudain, et alors que vous avez payé les deux séjours, vous vous apercevez que les dates du week-end tombent en même temps, et que vous ne pouvez pas être remboursé. Que faites-vous ? Où allez-vous ? 
“Un axiome dans la théorie économique classique dispose que, selon chaque option, les décisions sont basées sur les coûts et les bénéfices qui sont attendus. Dès lors, en se basant sur cet axiome, nous pourrions penser que tout le monde choisirait le voyage qui sera le plus mémorable, plaisant: soit le Wisconsin. Cependant, seulement 46 % des sondés le choisissent,” conclus Hal Arkes et Catherine Blumer dans leur article intitulé “The Psychology of Sunk Cost”. Pourquoi ce choix ? Car le premier voyage est plus onéreux, et que l’Homme est souvent guidé dans ses décisions par un biais cognitif qui l’on nomme l’aversion à la perte. En d’autres termes, ce que pensent (même inconsciemment) les sondés de l’étude précipitée est: renoncer au premier voyage, c’est ressentir une perte de 100 dollars. Renoncer au second voyage, c’est ressentir une perte de 50 dollars. Pourtant le montant dépensé et irrécupérable reste le même: 150 dollars.

Imaginez cet autre scénario: vous avez acheté une place pour une pièce de théâtre qui se déroule en journée - coût de la place: 50 euros. Le jour de la représentation, il fait chaud, et votre bande de pote vous invite à venir à un barbecue. L’odeur de la viande vous fait déjà saliver, et boire une bonne bière fraîche vous met le baume au coeur. Vous savez pertinemment que le barbecue vous fera ressentir plus de plaisir. Pourtant, comme le souligne Richard H. Thaler dans son livre “Misbehaving”: “quand vous achetez un billet et que vous ne vous en servez pas, il vous faut constater la perte dans votre comptabilité mentale. Assister à l’évènement,” pièce de théâtre,” permet de clore ce compte sans enregistrer de perte,” quitte à oublier d’autres valeurs qui aurait pu être plus satisfaites ailleurs, comme le plaisir que vous auriez éprouvé en vous rendant à votre barbecue.

Richard Thaler explique également le cas d’une amie, Joyce, qui se “disputait avec sa fille de 6 ans, Cindy, à propos de ce qu’elle devait porter pour aller à l’école. Cindy avait décidé qu’elle ne voulait plus mettre de robe, mais uniquement un pantalon ou un short.” Joyce, qui venait d’acheter trois robes, ne l’entendait pas de la même manière: ”J’ai acheté ces robes, alors tu vas les mettre !” “Je suis intervenu comme médiateur, et j’ai expliqué à Joyce la logique des économistes en la matière,” raconte Richard Thaler, et de renchérir: ”L'argent payé pour les robes était perdu, et le fait de les porter ne le ferait pas revenir. Tant que se vêtir d’un pantalon ou d’un short ne nécessitait pas d’acheter de nouveaux vêtements, le fait de vouloir que Cindy mette ces robes n'améliorait pas leur situation financière.

Quelle stratégie par rapport à cette notion de coûts irrécupérables ? 

Lors de votre prise de décision, que votre curseur se place dans le présent. Si vous avez une décision à prendre, revenez dans l’ici et le maintenant: “Demandez-vous où vous êtes et ce qui va se passer dans l'avenir, et pas d’où vous venez” (Dan Ariely / Jeff Kreisler). Par exemple, vous êtes mariés et votre couple, dans lequel vous avez investi plusieurs années de votre vie, est en difficulté. Vous pensez à quitter votre partenaire, mais vous doutez, vous n’osez le faire. Posez-vous donc cette question: “Imaginez que vous n’êtes pas marié à cette personne, aujourd’hui, la demanderiez-vous en mariage ? Selon ce que vous savez d’elle, et selon qui vous êtes devenus au jour d’aujourd’hui, penseriez-vous vous unir ?”

Se mettre à la place d’un étranger, de quelqu’un qui n’est pas influencé par les coûts irrécupérables.Vous avez une décision stratégique à prendre en sein de votre entreprise ? Imaginez que vous démissionnez, qu’est-ce que votre successeur ferait dans cette situation ? Ou imaginez que vous preniez fonction seulement aujourd’hui dans cette entreprise, que feriez-vous ?

“Dans bien des aspects de la vie, l’existence d’un investissement passé ne signifie pas qu’il faut poursuivre dans la même voie: dans un monde rationnel, en fait, l’investissement antérieur est hors sujet. (Et s’il a échoué, c’est un coût irrécupérable: qu’il ait fonctionné ou pas, nous avons fait la dépense. C’est du passé.) Le sujet, c’est plutôt la valeur que nous escomptons dans l’avenir. Quelquefois, le mieux à faire est simplement de tourner les yeux vers l’avenir.”

Sources: “L’argent à ses raisons que la raison ignore’, Dan Ariely / Jeff Kreisler, ed. Alisio, avril 2019 et “Misbehaving: les découvertes de l’économie comportementale”, Richard H. Thaler, ed. Seuil, octobre 2018 et “The Psychology of Sunk Cost”, HAL R. ARKES / CATHERINE BLUMER, Ohio University, 1985

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