Du Multitasking au Switchtasking, se disperser et s'épuiser au travail

Chaque jour, nous disposons d’une réserve limitée en matière de temps et d’énergie. D’où cet adjectif à la mode: multitâche. Être multitâche et faire toujours plus en même temps. C’est comme si être productif signifiait être occupé. C’est comme si être occupé signifiait rentabiliser son temps en faisant un tas de choses à la fois. C’est comme si ne faire qu’une tâche à la fois était mal, signe d’un aveu de faiblesse. Sommes-nous réellement "multitâche" ? Le "multitasking" n’est-il qu’une illusion mentale ? Le "multitasking" affecte-t-il notre santé/bien-être ? Quels effets à court-terme ? Et existe-t-il des effets à long-terme ?

Je crois que nous avons plus d'idées que de mots ; combien de choses senties qui ne sont pas nommées ! Denis Diderot
Se disperser c’est s'épuiser, et c’est risquer de ne rien accomplir. Chaque jour plus de 60 000 pensées naissent et disparaissent dans notre cerveau: soit 2500 par heure ou 41 pensées par minute ! Avec toutes ces d’idées qui se bousculent dans notre caboche, chaque jour est donc un défi d’attention pour ne pas succomber à l’ivresse de cette profusion mentale, pour ne pas s’égarer sur le sinueux chemin de la sérendipité, et pour ne pas être tenté - vaine utopie - de leur donner suite.

Du Multitasking au Switchtasking 

C'est possible ! Nous pouvons effectuer deux choses à la fois. Toutefois, à l’exception de tâches automatiques telles que digérer ou respirer, nous ne pouvons pas nous concentrer pleinement sur ces deux activités en même temps. En réalité, notre cerveau zoome et dézoome, jongle, passe d’une tâche à une autre, glisse d’une activité à une autre sans être capable de complètement canaliser son esprit sur chacune d’elle. C’est pour cela que le "multitasking" est souvent rebaptisé le "switchtasking", c’est-à-dire jongler d’une tâche à l’autre. En d’autres termes, nous pouvons être multitâche, mais avec une attention divisée/diluée - et avec une efficacité réduite. Faire deux choses à la fois c’est souvent: soit n’en faire aucune correctement, soit en privilégier l’une par rapport à l’autre. Même si nous ne sommes pas à l'abri d'un double succès ! Doit-on pour autant s'en féliciter ? Sans doute pas, et le meilleur juge: c'est vous ! Interrogez votre corps, votre fatigue, votre taux de cortisol (souvent dénommé l'hormone du stress), votre relation avec votre famille et vos amis, votre patience ou impatience, votre humeur, votre état d'esprit, etc.

Multitasking: heurts et malheurs 

Anticiper une tâche à venir perturbe la performance de celle qui en cours de réalisation. Passer d’une tâche à une autre à un coût: à chaque transition d’activité nous perdons du temps. Comme l’écrivent Gary Keller et Jay Papasan dans leur ouvrage "The one thing": "Les chercheurs estiment qu'un employé est dérangé toutes les onze minutes, et perd presque un tiers de sa journée à se remettre de ces distractions." Aussi, "le coût, en terme de temps supplémentaire imposé par l’alternance des tâches, dépend de la complexité ou de la simplicité des tâches. Cela peut aller d’une augmentation de 25 % ou moins pour une tâche simple, à plus de 100% pour une tâche très compliquée."

Ce va et vient dans l'exécution de tâches différentes nous dissipe. Et cette distraction nous fait perdre du temps: le multitâche prolonge la durée d'accomplissement d’un quelconque labeur. Plus précisément, c’est dans le processus de changement d’activité que le multitâche nous fait perdre du temps. En effet, notre cerveau a besoin de temps pour quitter une tâche et s’adapter à la nouvelle ("Multitasking: Switching costs. Switching" costs cut efficiency, raise risk, par Joshua Rubenstein, Jeffrey Evans et David Meyer, 2001). Ce phénomène, qui se nomme le "switching", peut prendre entre quelques dixièmes et plusieurs secondes.

Dans leur ouvrage "The one thing", Gary Keller et Jay Papasan proposent une liste qui résume la manière dont le multitâche nous court-circuite:
  • "Votre cerveau a une capacité limitée. Vous pouvez le diviser autant que vous voulez, mais cela vous coûte en rapidité et en efficacité."
  • "Plus vous passez de temps sur une autre tâche, moins vous aurez de chances de reprendre la première. C’est comme ça qu’on se retrouve avec un tas de choses à “finir.”
  • "Passer sans cesse d’une activité à l’autre vous fait perdre du temps à chaque fois que le cerveau se réajuste. Les millisecondes s’additionnent.
  • Les adeptes du multitâche "chroniques développent un faux sentiment du temps qui leur est nécessaire pour accomplir quelque chose. Ils pensent presque toujours qu’une tâche prend plus de temps qu’il n’en faut vraiment.
  • Les adeptes du multitâche "font plus d’erreurs que ceux qui restent concentrés." Ce à quoi l’étude - "The Cost of Interrupted Work: More Speed and Stress" de Gloria Mark, Department of Informatics University of California, et Daniela Gudith and Ulrich Klocke, Institute of Psychology Humboldt University - répond que les personnes "qui sont interrompus dans la réalisation de leur travail développent un mode de travail plus rapide pour compenser le temps perdu (...) avec une qualité du travail qui est intacte (...) Cependant, travailler plus vite avec des interruptions à un coût: une charge de travail plus importante, plus de stress, plus de frustration, plus de pression et d’effort." Donc le multitasking nous fait bien perdre du temps. Néanmoins, nous nous adaptons, nous compensons, nous développons des "stratégies de travail" afin de le récupérer.
Dès lors, afin d'accomplir sereinement et convenablement nos diverses tâches quotidienne, nous pourrions:
  • Adopter la soustraction (et non l’addition): faire moins et mieux
  • Hiérarchiser nos priorités: "Les choses qui importent le plus ne devraient jamais être à la merci de celles qui importent le moins", Goethe

Le multitasking: pour ou contre ?

Le multitasking est grisant: accomplir tant de choses en même temps dope notre système dopaminergique qui inonde notre cerveau de dopamine (qui nous procure une sensation de plaisir). Addict à cette substance à l'effet éphémère, le cerveau cherche, à chaque instant, son shoot et tente ainsi de nous distraire, tente de nous faire passer d'une activité à une autre.  Car il le sait: si nous succombons à cette tentation il aura sa dose. Un rapport à rédiger, un email lu, un email répondu, une vidéo youtube visionnée, un coup de téléphone à passer rapidement, retour au rapport, etc. Notre égo est flatté: que suis-je capable de faire en même temps ! Et pourtant: sans "switcher" d'une activité à une autre, nous aurions pu être tout aussi performant (sinon plus). Nous aurions pu achever d'écrire notre rapport sans stress, sans précipitation. Nous aurions été moins fatigué. Nous aurions moins subi. Nous nous serions, sur le long-terme, préservé. Oui, le multitâche est possible. Oui, d'une certaine manière nous en sommes capables. Oui, le multitasking nous berce d'illusion quant à notre efficience au travail. 

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