Comment décider au mieux ? Jugement, décision, profusion de données et verbalisation

Quel est l’impact de l’accumulation d’informations sur mon jugement / ma prise de décision ? Quel est l’impact de la verbalisation sur ma mémoire et ma prise de décision ? Réponse: qui peut le moins peut le plus ; qui en dit moins, en mémorise le plus. Partons à la découverte de l’intuition avec Malcolm Gladwell. 

Lorsque nous devons prendre une décision nous sommes convaincus que la quantité d’informations récoltée est synonyme de pertinence, d’efficience. Pourtant, cette quantité de données se révèle souvent inutile, pire, elle se révèle parfois nuisible. Plus je dispose d’informations et moins je sais et plus ma décision sera complexe à prendre. Plus je dois m’expliquer par des mots (oral ou écrit) et plus ma décision sera pervertie par ma pensée. Quelques exemples et explications pour digérer ces deux dernières phrases.

Exemple du "Cook County Hospital", à Chicago - hôpital que les fans de la série "Urgences" connaissent bien

En 1995, Brendan Reilly, médecin, prend la tête du Cook County Hospital. Quelques mois après son arrivé, Reilly se penche sur le traitement des infarctus. Le protocole thérapeutique est long, complexe et peu concluant. Reilly consulte alors les travaux du cardiologue Lee Goldman qui, dans les années 70, avait élaboré un algorithme, "ou si l’on veut, une équation qui devait permettre d’interpréter les douleurs thoraciques avec un degré assez élevé d’exactitude. Selon lui, il fallait examiner l’ECG - électrocardiogramme - en rapport avec trois facteurs de risques qu’il a qualifié d’immédiats. Et pour chaque combinaison de facteurs de risques, Goldman établi un arbre de décision qui mène à une recommandation de traitement." ("La force de l’intuition", Malcolm Gladwell) 

Une hérésie pour nombre de médecins. Un ECG (électrocardiogramme) et trois facteurs, seulement, alors que pléthore d’autres facteurs peuvent influer le risque: style de vie, régime alimentaire, fumeur ou pas, l’âge, etc. La croyance est alors: un diagnostique doit se reposer sur un processus plus complexe que la simple lecture de l’ECG. 
Grandeur nature, des tests (diagnostiques avec et sans l'algorithme de Goldman) ont été effectué au Cook County Hospital. Conclusion: "les complications graves prévues par les médecins lorsqu’ils se fiaient à leur propre jugement se sont concrétisées dans 75 à 89 % des cas, tandis qu’elles se sont confirmées dans 95 % des cas" lorsque l’algorithme de Goldman était utilisé. "Ce qui perturbe les médecins quand ils essaient de déceler les signes avant-coureurs de la crise cardiaque, c’est qu’ils tiennent compte d’une trop grande quantité de données," explique Malcolm Gladwell. L’excès d’informations brouille le jugement. 

Exemple de l’identification de la personnalité d’un individu par des psychologues: qu'importe la quantité de données !

En 1965, un chercheur américain nommé Stuart Oskamp s’est intéressé "à l’impact que pouvait représenter l’accumulation d’informations sur le jugement en menant une étude en quatre étapes auprès d’un groupe de psychologues." ("La force de l’intuition", Malcolm Gladwell) 
  • Etape 1: Stuart transmet aux psychologues des renseignements de base sur un ancien soldat, Joseph Kidd, âgé de 29 ans. Et leur demande ensuite de répondre à un questionnaire à choix multiples qui traite de la personnalité de Kidd. 
  • Etape 2, Etape 3, Etape 4: Stuart donne des données supplémentaires sur Joseph Kidd: description de son enfance, ses années d’études au collège, à l’université, ses fréquentations, etc. A chaque nouvelle étape les psychologues peuvent modifier leur questionnaire à choix multiples. 
Résultat: plus les psychologues accumulaient des renseignements, plus leur degré de confiance en leur jugement augmentait. "Pourtant, leur évaluation de la personnalité de Kidd n’était pas plus précise. Dans l’ensemble, le résultat n’a jamais dépassé 30 % de bonnes réponses," écrit Malcolm Gladwell. "En fait, leur degré de confiance n’avait aucune commune mesure avec la pertinence de leur jugement," rapporte Oskamp. Un esprit tellement rempli de données qu’il tente, tant bien que mal, d’assimiler (de traiter) les nouvelles: créant de la confusion, altérant la pertinence de son jugement, essayant parfois de faire entrer un carré dans un cercle.

Trop de données nous paralyse ? L’exemple de la marmelade: plus il y a de choix, moins on choisit (moins on se sent capable de choisir ?) 

Sheena Iyengar, professeure, a installé un stand dans une épicerie. A certaines heures de la journée le stand proposait de goûter et d'acheter six sortes de confitures, à d’autres moments: 24. Résultat: "30% des consommateurs qui se sont arrêtés devant le stand où l’on présentait 6 parfums de confitures en ont acheté" contre seulement 3% de ceux qui se sont arrêtés devant le stand qui offrait 24 sortes de parfum. Surabondance de choix et peur de mal choisir (et si je faisais le mauvais choix ? se disent-ils) qui entrainent cette conséquence: une paralysie des gens face à cette multitude de pots de marmelade qui, partant, n'en choisissent aucun. (lire l'article: longue traine et paradoxe des choix sur le web, cliquez-ici !)

Trop de mots altère-t-il notre jugement ? 

L’être humain, vieux roublard, est-il rapide à fournir des explications pour des choses qu’il est, finalement, incapable d’expliquer ? Explique-t-on réellement ce que l’on pense, ou débitons-nous des balivernes ? Sommes-nous subordonnés à nos mots, à nos verbes ? Et si expliquer était trahir, nous trahir ? 

Jonathan Schooler et Timothy Wilson ont récupéré une enquête qui classait, selon le goût, des pots de confitures de fraise, du moins bon au meilleur. Ce classement était l’oeuvre d’experts. 
  • Test 1: ils ont soumis ces pots de confitures à un panel de non-expert, et leur a demandé de les classer. Les résultats obtenus: même s’ils ne sont pas experts les profanes ont classé quasi dans le même ordre les pots. 
  • Test 2: Même expérience, mais cette fois-ci les profanes devaient justifier leur choix, motiver leur décision, expliquer leur préférence. Comme le rapporte Malcolm Gladwell: "cette fois, le degré de corrélation" avec le classement des experts s’est révélé très bas. "Si le profane sait inconsciemment ce qu’est une bonne confiture, il ne sait pas comment exprimer ce qu’il ressent envers ce produit (...) d’après Wilson, une personne qui conçoit une raison plausible pour expliquer sa préférence modifiera son véritable jugement de manière qu’il concorde avec sa raison." "Verbaliser sur les motifs d’un choix induirait un focus de l’attention sur certains critères non pertinents, mais plus facilement verbalisables, ce qui s’avérerait préjudiciable lors de l’établissement du classement." (source)
Dans une autre étude, Schooler et Wilson ont demandé à un premier groupe de résoudre des énigmes, et à un deuxième groupe de résoudre ces mêmes problèmes - mais en leur demandant d'expliquer, par écrit, leur processus de résolution. Les membres du groupe 2 ont résolus 30 % d’énigmes en moins que le groupe 1. "Quand on tente de s’expliquer par écrit, on diminue considérablement ses chances d’avoir un éclair de génie pour résoudre une énigme - tout comme le fait de décrire un visage par écrit (couleur de yeux, forme du visage, couleur des cheveux, etc.) nuit aux chances de le reconnaître lors d’une séance d’identification. (...) L’acte consistant à décrire un visage court-circuite la capacité naturelle à le reconnaître." C’est ce que l’on dénomme l’ombrage ou l’éclipse verbale: "la verbalisation porterait une « ombre » sur la mémoire, altérant les souvenirs."

Conclusion: keep it simple et économisez, parfois, vos explications. Du moins, ménagez-les et ne vous engouffrez pas dans une logorrhée pour expliciter vos propos :) Et si votre interlocuteur insiste, dîtes-lui simplement: “je ne sais pas”, “c’est comme ça”, “je ne peux être plus précis” et avertissez-le: “souhaites-tu que je continue à m’expliquer au risque d’inventer une histoire et me perdre dans mes pensées et pervertir mon propos et mes conclusions ?” S'il accepte, laissez libre court à vos talents de conteurs !

Données techniques: "La force de l’intuition," Malcolm Gladwell, pocket, mai 2013, 254 pages

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