Tabelle, Mark-up et prix unique du livre

Steve Jobs. La biographie du célèbre cofondateur d’Apple, rédigée par Walter Isaacson, culmine depuis sa sortie en tête des ventes. Mais quel est son prix ? 25 € ? 23.75 € ? 28 € ? De quoi s’y perdre.
Sur le site des éditions Lattés, l’éditeur français de la biographie, les données techniques de l’ouvrage sont énumérées. Le poids, le format, le nombre de pages, mais aussi le prix public conseillé. Toute taxe comprise, ce dernier s’élève à 25 €. Mais que devient ce prix entre les mains des distributeurs ?

En France, restriction de la liberté du commerce et prix unique du livre

Amazon, la fnac, Alapage, cdiscount, tous les sites en .fr annoncent sur leur fiche produit le prix éditeur de 25 € et la plupart, pour ne pas dire la totalité, appliquent sur l’ouvrage une remise de 5 % maximum.
Pourquoi cette entente ? Copiage ? Copinage ? Ou autre…
En fait, la réponse est d’ordre légale. Depuis la loi Lang du 10 août 1981, le prix des livres n’est plus libre dans l’hexagone. C’est l’éditeur qui le fixe. La philosophie de cette loi est de protéger les libraires indépendants. Qu’importe l’endroit où vous vous rendez, le montant sera identique et clairement imprimé sur la couverture de votre ouvrage. Seule une évaluation ou une remise de 5 % de ce prix éditeur est autorisée: « toute personne physique ou morale qui édite ou importe des livres est tenue de fixer, pour les livres qu’elle édite ou importe, un prix de vente au public. Ce prix est porté à la connaissance du public. Les détaillants doivent pratiquer un prix de vente au public compris entre 95 % et 100 % du prix fixé par l’éditeur ou l’importateur », article 1 de la loi Lang n° 81-766 du 10/08/1981 relative au prix du livre. En outre, pour éviter de contourner ce prix unique, la vente à prime est interdite: offrir en plus du bouquin un bien ou un service de nature différente entraîne donc des sanctions pécuniaires. En résumé, il n’est pas possible de vendre le livre de Steve Jobs en deçà de 23,75 €, ni au delà de 26.05 €.

A ce propos, peut-être que vous vous rappelez la polémique à laquelle a été confronté, toujours en France, les sites de ventes comme Alapage et Amazon ?

En plus du rabais de 5 % sur les livres, Alapage et Amazon offrent les frais de livraison à leurs clients. Charmés, les internautes succombent alors aux sites de ventes en ligne. C’est la facilité à moindre coût: pourquoi me rendre dans une librairie si je peux me faire adresser gratuitement mon ouvrage chez moi ?
Une réflexion qui en amènent d’autres: Est-ce une manœuvre de contournement de la loi Lang sur le prix unique ? Offrir les frais de livraison constitue t-il une vente à prime ? Amazon, Alapage, etc. font-ils œuvres de concurrence déloyale envers les libraires ?
En 2003, le Syndicat de la Librairie Française (SLF) plaide la vente à prime et assigne en justice Alapage, puis Amazon. Le 6 mai 2008, la cour de cassation se prononce dans l’affaire SLF/ Alapage.com: «  la prise en charge par le vendeur du coût afférent à l’exécution de son obligation de délivrance du produit vendu ne constitue pas une prime au sens des dispositions du code de la consommation » ( pour consulter l’arrêt, cliquez ici ! ). Par conséquent, offrir les frais de port n’est donc pas assimilable à une prime. L’envoi est une obligation que doit assurer le vendeur.
Charabia juridique et petite explication. Nous nous situons ici au niveau du droit des obligations. La vente est un contrat dit synallagmatique : les deux parties contractantes ont chacune des obligations réciproques. Le contrat se forme instantanément dès qu’il y a accord sur la chose vendue et sur son prix. A charge pour l’acheteur de payer le prix et pour le vendeur de délivrer la chose. Or, cette délivrance suppose la remise du bien entre les mains de l’acheteur. L’obligation principale du vendeur, site de ecommerce, est donc la remise matérielle du contrat. Dés lors, rien n’oblige l’acheteur à assumer le coût de livraison. Et le vendeur qui le prend à sa charge ne fait qu’exécuter son obligation de délivrance. On ne peut donc assimiler cela à une prime…

La Belgique et ses souvenirs de « tabelle »

Maintenant, flânons du côté de la fnac.be. Le prix est ici de 28 € (alors qu’il est de 23.75 € sur la fnac.com). De même, pour ceux qui ont acheté le livre sur La Boutique du Soir, vous verrez qu’une étiquette surcharge le prix imprimé sur la couverture et lui préfère un montant légèrement supérieur. Est-ce la « tabelle » ? Ce coefficient qu’on appliquait sur tous les livres et qui, historiquement, est une mesure destinée à compenser les frais de douane et les taux de change fluctuants, est-il toujours d’actualité ? Légalement, la réponse est simple, et négative. Mais dans les faits…
Comme l’explique le journaliste Philippe Goffe, dans le journal Le Soir en 2005: « Certes, le mot « tabelle » n’est plus de mise dans les discours officiels, de même qu’on ne parle plus de sourds ni d’aveugles au pays des malentendants et autres malvoyants. La « tabelle », en tant qu’entente au sein d’un secteur économique, n’est plus légale depuis la fin des années 80 (plus précisément en 1987 NDLR). Mais elle n’a pas disparu, puisque dans les faits, la moitié des livres français vendus en Belgique la subissent encore. Ce sont les libraires indépendants qui en réclament l’abolition depuis plus de dix ans, et qui, les premiers, l’ont abolie dès l’introduction de l’euro en 2002, sur les livres qu’ils importent directement. »
Pour certains distributeurs de livres en Belgique, ce surcroit tarifaire est d’ordre logistique. « La tabelle, ça n’existe plus », explique à Jean Claude Vantroyen Bernard Laduron, en 2005. A l’époque, l’administrateur délégué d’Interforum Bénélux s’explique: « La tabelle, c’était un coefficient qu’on appliquait sur tous les livres. Terminé. Aujourd’hui, les distributeurs examinent le marché. Moi, j’applique un surcoût de 0 à 15, selon le marché, selon les livres ». Et à Jacques Patry, alors à la tête de Dilibel, de rajouter: « Pour vendre dans tous les points de vente, même locaux, il faut une structure locale. Et cette structure locale possède un coût.» (propos recueillis par Jean-Claude Vantroyen, Le Soir, 2 mars 2005 ).
En 2011, c’est le statut quo. La « tabelle » perdure de nos jours sous l’appellation de mark-up. «La tabelle nous oblige à vendre certains livres à des prix majorés de 10 à 15%», explique à Libération Régis Delcourt, président du Syndicat des librairies francophones de Belgique (SLFB), et libraire à Namur.  Face à l’immatérialité du commerce, les libraires Belges se trouvent ainsi dans une position de concurrence inégale.
Via leurs filiales Belges, deux distributeurs français pratiquent aujourd’hui ce mark-up. Ce sont Interforum et Hachette Livre (Dilibel). Comme le précise Frédérique Roussel: « En 2008, la part des livres importés sur le marché belge, majoritairement en provenance de France, représentait 70,1% des ventes. Dont 50% à 60% soumis au mark-up. «Ce différentiel se justifie par le surcoût de la distribution sur un réseau dense de librairies et sur un marché où le prix unique ne s’applique pas», justifie-t-on chez Hachette Livre. » Bon, on va finir par le croire (ou pas ? A vous de juger !). Se révolter ou s’adapter, il n’y a guère d’autres choix dans le vie, disait l’autre. En résumé ! Selon l’éditeur, le livre est à 25 €. En France, vous avez de grandes chances de l’acquérir à 23.75 € et en Belgique, non soumis au prix unique, il vous sera possible de l’acheter à 28 €…

Commentaires

Articles les plus consultés