Des ravages des paradis fiscaux par Nicholas Shaxson

Le système financier international est un homme cancéreux que les paradis fiscaux, territoires métastase-iques, rongent consciencieusement. A son chevet, les serments d’hypocrites s’enchainent: les centres offshore sont le remède, le palliatif lié aux insuffisances du système financier international. Par leurs soins, « les capitaux se déplacent plus vite dans l’économie et rencontrent moins d’obstacles. » C’est aussi le culte du secret « médical »: je ne sais rien, je n’entends, je ne vois rien. Le patient se plaint. Gesticule. Souffre. Mais les oreilles restent sourdes. Jusqu’à la casse. Jusqu’à la crise…
Qu’il est loin le système de Bretton-Woods ; né après la seconde guerre mondiale et qui portait au pinacle une finance bien régulée et transparente. Comme le déclare le journaliste financier Nicholas Shaxson: «Certains aujourd’hui considèrent cette période comme l’âge d’or du capitalisme: le commerce était libre (relativement), mais pas la finance ; il y avait une forte croissance économique, peu de crises financières et les inégalités se réduisaient » et de rajouter que : « tout récemment le FMI (institution née de ces accords de Bretton-Woods, ndlr) a estimé que le contrôle des capitaux n’était peut-être pas une si mauvaise idée que ça.»
Tax Justice Network Logo
En 2012, selon une étude de « Tax Justice Network » (TJN) menée par James Henry: « les actifs financiers de particuliers dissimulés dans des paradis fiscaux atteindraient 17 000 milliards d’euros. » (données collectées auprès de la Banque mondiale, du FMI, des Nations Unies et des banques centrales). Cependant, étant donné le caractère opaque des paradis fiscaux, James Henry estime que ses conclusions sont probablement sous-évaluées et avance le chiffre de 26 000 milliards d’euros. «  Environ 85 % des opérations bancaires internationales et des émissions d’obligations sont effectuées via ce qu’on appelle l’Euromarket, un espace offshore apatride (et qui donc échappe à toute réglementation, ndlr) », renchérit Nicholas Shasxon, également membre du TJN, qui rassemble des organisations, des mouvements sociaux et des individus qui œuvrent pour la coopération fiscale internationale, et contre la fraude ou la concurrence fiscale.
Prise de conscience. Il y a quelques années, l’immeuble Ugland House aux îles Caïmans, qui abrite 12 000 sociétés, déclenche les foudres de Barack Obama: « C’est soit le plus grand immeuble du monde, soit la plus grande escroquerie fiscale de tous les temps. » En réplique, Anthony Travers, président de l’autorité des services financiers des îles Caïmans, signale au Président qu’un bureau au Delaware « au 1209 de North Orange Street, à Wilmington, abrite pas moins de 217 000 sociétés ». Le Delaware ? Ce petit état fédéré aux Etats-Unis, un paradis fiscal ?
Dans l’imaginaire collectif, qu’est-ce un paradis fiscal sinon un havre de paix, un lieu d’insouciance, sans contraintes, une petite île idyllique bordée de palmiers et perdue au milieu d’un somptueux océan ou bien un territoire neutre situé sur les contreforts alpins de Zurich ?
En fait, aucune véritable acception des juridictions du secret n’existe. Nicholas Shaxson nous explique que deux mots caractérisent un paradis fiscal «  échapper à » et «  ailleurs », puis nous propose une définition souple : « lieu qui propose d’attirer des activités économiques en offrant à des particuliers ou à des entités un cadre politiquement stable permettant de contourner les règles, les lois et les réglementations édictées dans d’autres pays ». Une première remarque consiste à souligner qu’un paradis fiscal ne bénéficie qu’aux non-résidents. Leur but est d’attirer des capitaux étrangers. C’est l’ « ailleurs ». Comme-ci les juridictions du secret avaient conscience du mal qu’elles commettaient…
Comme l’expose Nicholas Shasxon: «  Tout commence à Londres au moment où l’empire colonial s’efface ( à la fin des années 1950, ndlr) pour laisser place à un système de domination plus sophistiqué » et de reprendre l’analyse de deux historiens, PJ Cain et AG Hopkins: « Quand cette bonne vieille livre sterling a sombré , la City s’est ruée à bord d’un jeune navire tenant mieux la mer: l’Eurodollar. Tandis que disparaissait l’empire qui avait fondé sa puissance, la City a survécu en se transformant en île offshore, au service des activités générées par l’essor industriel et commercial de partenaires plus dynamiques ».
Port sur la Tamar, Saltash
« La Grande- Bretagne est alors au centre d’un réseau de paradis fiscaux qui alimente en capitaux la City de Londres et lui procure un gigantesque volume d’affaires.» Un vaste ensemble qui enveloppe toute la planète, des îles Vierges à Jersey et Guernesey .
A côté de ce paradis, d’autres coexistent, et non des moindres. Nous avons la Suisse, le Luxembourg, etc. mais également les Etats-Unis avec, en tête de liste, l’état du Delaware. Promulguant depuis des dizaines d’années des lois pro-business, le Delaware est un paradis fiscal des plus sollicités. C’est aussi un état qui attise et la peur et la convoitise. Les lois qu’il adopte entrainent un nivellement par le bas de la législation des états américains voisins. Un effet boule de neige qui met en concurrence les entités fédérées entre elles: chacune rabotant sa base fiscale afin d’attirer les entreprises chez elles…Au final, une victoire à la Pyrrhus.
Si les paradis fiscaux existent, c’est qu’il y a une demande. Un intérêt. Notamment de la part des entreprises, multinationales pour la plupart, et qui y décèlent une forme de « bienveillance » quant à la maximisation de leur profit. Dans son enquête « Les Paradis Fiscaux », Nicholas Shasxon nous livre quelques recettes: les panacées souvent légales, mais toujours immorales et parfois capilo-tractées mises au point par ces grandes entreprises afin d’optimiser leurs recettes fiscales. Florilège.
L’auto-prêt. En 1931, le célèbre Al Capone est finalement condamné pour évasion fiscal. Plus vigilant, son associé, Lansky, se tourne vers une juridiction du secret; la Suisse. Lansky utilise le mécanisme de l’auto-prêt afin de blanchir son argent sale. Des mallettes pleines de dollars ou de diamants débarquent en Suisse sur un compte secret. La banque accorde alors un prêt à un complice basé en Amérique. Le mécanisme est simple et efficace. L’argent est blanchi et l’emprunteur peut même, on n’est jamais à l’abri d’un paradoxe, «déduire le paiement des intérêts de son revenu imposable en Amérique ».
Graffiti d’Al Capone
La manipulation des prix de transfert. Un autre mécanisme se nomme « manipulation des prix de transfert». L’idée pour les multinationales est simple: réduire le montant de leurs impôts en manipulant les prix de transfert entre ses différentes filiales. « En gros, ce dispositif permet de localiser les profits de la société dans un paradis fiscal – où ils ne sont pas imposés –, et les coûts dans un Etat à forte fiscalité – où ils sont déductibles des impôts ». Exemple: « Prenons par exemple le cas d’une machine construite en France et vendue en l’Equateur via les Bermudes. Les coûts de production s’élèvent à 1000 dollars pour la filiale française ; le prix de vente en Equateur est de 2000 dollars. La filiale des Bermudes paie à la filiale française 1001 dollars pour la machine, qu’elle facture ensuite à la filiale équatorienne 1998 dollars. La filiale française réalise donc 1 dollar de profit (1001 – 1000 = 1), la filiale équatorienne 2 dollars (2000 – 1998 = 2), ce qui génère très peu de recettes fiscales tant pour l’Etat français que l’Etat équatorien. La filiale des Bermudes réalise quant à elle un profit de 997 dollars (1998 – 1001 = 997), qui n’est pas imposé. Hey presto ! Voilà comment a disparu une note d’impôt salée ! La réalité est bien sûr plus complexe, mais l’idée de base est là.» Selon les dernières estimations, 40 à 60% du commerce international est en fait du transfert inter-entreprises.
De la double taxation à la double non taxation. C’est une peur qui hante les entreprises ayant des opérations dans plusieurs pays: la double taxation. Le fondement: être obligé de payer les taxes dans le pays de production et dans le pays où se trouve le siège de l’entreprise. A cette crainte, deux organismes ont tenté d’apporter des solutions.  L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), et dont les pays membres, au nombre de 34, sont les pays développés et l’Organisation des Nations unies(ONU), qui est une organisation internationale regroupant, à quelques exceptions près, tous les États de la planète. Plus influente, l’OCDE mène la danse et a établie des conventions fiscales que les pays peuvent signer bilatéralement. « Elle s’emploie activement à s’assurer que prédominent ses modèles de conventions, plus favorables aux pays riches qu’au pays pauvres, et à saper les efforts de sa rivale, l’ONU », comme l’explique Shaxson. Le but initial (et légitime), qui est de ne pas doublement taxer les entreprises, a malheureusement été détourné par certaines entreprises qui se sont affairées à activement pratiquer la fameuse manipulation des prix de transfert. Dès lors, de la crainte de la double taxation, on est passé à une situation de double non taxation où les entreprises ne sont tout bonnement taxées nulle part.Exemple: Une société française investit en Tanzanie. Entre la Tanzanie et la France une convention existe qui fait que l’entreprise française est exonérée d’impôt en Tanzanie. Mais au lieu de rapatrier ses profits dans le pays de Molière où il seront taxés, cette société a tout intérêt à pratiquer ce qu’on appelle l’optimisation fiscale, à savoir transférer ses profits dans un paradis fiscal  appelé Treaty Haven. « Un Treaty Haven, lequel est un paradis fiscal du fait des nombreuses conventions fiscales qu’il a signées. Par exemple, une convention fiscale entre ce pays tiers avec la Tanzanie garantira que cette dernière n’impose pas les profits de l’entreprise.» Ainsi, notre entreprise française échappe à toute taxe, aussi bien en France, en Tanzanie que dans le Treaty Haven.
De la possible (mais non fondée) incohérence du débat sur l’aide au développement.  L’impact de l’évasion fiscale est énorme. En Europe, la Commission Européenne l’a estimé à environ 2,5% du PIB des Etats (mais de par la nature secrète des paradis fiscaux, l’estimation semble sous-evaluée). Toutefois l’impact est encore plus grand pour les pays en développement, qui se voient priver d’importantes ressources qui pourraient leur permettre de sortir de la pauvreté, financer leurs dépenses vitales comme la santé ou l’éducation et à terme devenir indépendant de l’aide au développement. Comme le souligne Trevor Manuel, ministre Sud Africain des finances: « Il est contradictoire de soutenir une hausse de l’aide au développement tout en détournant les yeux des pratiques des multinationales et autres qui érodent la base fiscale des pays pauvres ». Le bilan est ubuesque. En 2006, les pays en développement perdent en moyenne dix dollars pour chaque dollar reçu au titre de l’aide étrangère. Les raisons ?  Elles sont nombreuses, mais l’évasion fiscale joue pour une grande part dans la destruction des efforts des pays en développement pour se sortir de la pauvreté…
Small is powerful (and useful). Pour s’en convaincre, Nicholas Shaxson revient sur une loi votée en Angleterre. Celle-ci concernait les cabinets d’audit et avait pour objectif de réduire considérablement la responsabilité de leurs dirigeants. A noter que les cabinets d’audit évaluent les comptes annuels des entreprises et engagent les responsabilités personnelles de leurs dirigeants sur la fiabilité des informations fournies. Malgré un intense lobbying, le texte n’est pas adopté en Grande-Bretagne. Qu’à cela ne tienne. Les cabinets d’audit se tournent d’abord vers l’île de Man puis vers Guernesey pour le faire voter. Deux refus. Tenaces, ils tentent de séduire Jersey. Les préliminaires sont rapides. Il ne faut pas que le gouvernement de Jersey décortique trop le texte de loi. En quelques mois, le mariage est célébré: une loi sur les partnerships à responsabilité limitée. « Pour un cabinet d’audit, c’est comme avoir le beurre et l’argent du beurre: les associés conservent les avantages du partnerships: moins d’obligations en matière de divulgation d’informations, une fiscalité moins forte une réglementation moins contraignante, tout en bénéficiant de la protection de la responsabilité limitée. » Fort de leur succès, ils reviennent galvanisés en Angleterre et affirment: « soit vous appliquez la loi, soit on s’en va » Un chantage qui fonctionne. Atténué, le texte est finalement adopté en Angleterre…
Nicholas Shaxson nous donne également un autre exemple, celui de l’adoption par le Delaware d’une loi sur le taux d’usure…que nous vous laissons apprécier dans ce fascinant ouvrage « Les Paradis Fiscaux ».  Un livre incisif et pédagogique, un guide dans un dédale d’obscurité que représente pour tout quidam le monde de la finance. En résumé, à lire !
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