De la psychologie du gratuit: gaspillage et désinhibition

« Donner un produit et il peut se répandre comme une épidémie. Faites-le payer un centime, un seul, et votre métier est entièrement différent, il vous faut aller chercher chaque client avec les dents, » dispose Chris Anderson dans son ouvrage « Free », avant de renchérir: « sur le plan économique, un centime ne représente pas grand chose. Alors pourquoi fait-il tant d’effet? » Pourquoi faire payer n’importe quel prix instaure une barrière psychologique ? La réponse est qu' il: « nous amène à réfléchir avant de choisir. Ce qui, en soit, tend à nous dissuader de poursuivre. C’est comme si notre cerveau était fabriqué de manière à brandir un signal d’alarme chaque fois qu’il est confronté à un prix. C’est le drapeau du “est-ce que ça le vaut ?” » Autrement dénommé par Nick Szabo, économiste à la George Washington University, « coûts de transactions mentaux.» 

Dans « C’est (vraiment ?) moi qui décide », Dan Ariely, professeur de psychologie et d'économie comportementale, étudie la gratuité à travers de nombreuses expériences, dont deux seront détaillées ci-dessous.



Expérience numéro 1: Deux sortes de friandises chocolatées sont vendues: des truffes Lindt et un chocolat bas de gamme Kiss de Hershey. Les chocolats Lindt sont proposés à 15 centimes, ce qui représentent la moitié de leur prix de gros, tandis que les chocolats Kiss sont  mis en vente pour 1 centime. « Le comportement des clients fut assez rationnel: ils calculèrent que la différence de qualité entre les deux chocolats compensait largement leur différence de prix, et 73% d’entre eux choisirent la truffe contre 27 % le Kiss , » conclu Chris Anderson.

Expérience numéro 2:  Ariely baisse le prix des chocolats de 1 centime. Par conséquent les truffes Lindt affichent un tarif de 14 centimes tandis que les chocolats Kiss deviennent gratuits. « L'humble  Kiss devint soudain un grand succès, » explique Anderson avant de rajouter: «  69 % des gens le choisirent face à la truffe. Rien n'avait changé dans le rapport qualité/prix: il y avait toujours 14 centimes d’écart entre les deux chocolats. Mais l’introduction du zéro avait provoqué une inversion des tendances. » 

 « Il s’avère que zéro n’est pas un prix comme un autre. Zéro est un déclencheur d’émotions, une source d’excitation irrationnelle, » analyse de son côté Dan Ariely avant de rajouter: « La plupart des transactions ont des avantages et des inconvénients, mais quand quelque-chose est gratuit nous oublions les seconds. Le gratuit nous apporte une telle charge émotionnelle que ce qui est offert nous parait avoir beaucoup plus de valeur qu’il n’en a en réalité. Pourquoi cela ? Je pense que c’est parce que les humains craignent intrinsèquement de perdre. Le vrai atout du gratuit est lié à cette crainte. Quand on choisit un article gratuit, il n’existe aucune possibilité visible d’être perdant. Mais supposons que l’on choisisse l’article qui n’est pas gratuit. Oh-oh !à présent il existe un risque d’avoir fait le mauvais choix, une possibilité de perte. C’est pourquoi, quand on a le choix, on choisit le gratuit. »

La gratuité, source de gabegie. Néanmoins, l’une des conséquences néfastes de la gratuité est le non respect de la chose acquise sans bourse délier. « La gratuité peut favoriser gloutonnerie, accaparement, consommation irréfléchie, gaspillage, sentiment de culpabilité et rapacité. On prend parce que la chose est là, non parce qu’on la veut. Faire payer un prix, même modique, peut favoriser un comportement plus responsable,» explique Chris Anderson avant de revenir sur l'exemple relaté par le blog Penny Closer: l’histoire d’un bénévole d’une association qui distribue des billets d’autocar gratuits à des personnes en difficultés. « Beaucoup de billets, payés 30 dollars par l’association, étaient perdus. Une nouvelle règle a dont été fixée: les billets seraient délivrés moyennant une participation aux frais de 1 dollars. » Soudain, moins de billets furent égarés; c'était comme si les tickets avaient désormais plus de valeurs. Les bénéficiaires faisaient plus attention, se sentant subitement coupables en cas de pertes.
L'amende, source de dé-culpabilisation. Une expérimentation est menée dans dix garderies à Haïfa, en Israël. L’idée est d’infliger des amendes aux parents retardataires qui ne respectent pas le règlement et viennent récupérer leurs enfants au delà de l’horaire limite. Le but de cette stimulation d'ordre économique est donc d'abaisser le nombre de retards.

« L'étude a duré vingt semaines, mais le principe de l’amende n’a pas été immédiatement introduit. Pendant les premières semaines, les économistes se sont contentés de compter le nombre d’incidents, ils ont relevé une moyenne de huit retards par semaine et par garderie. La cinquième semaine le système des amendes est entré en application. Il a été annoncé que tout retard de plus de 10 minutes coûterait trois dollars par enfant. L’amende serait reportée sur la facture mensuelle dont le montant avoisinait déjà 380 dollars, » expliquent Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner, dans l'ouvrage « Freakonomics », avant de conclure: «  A peine le système en vigueur, les retards ont brusquement augmenté jusqu’à atteindre la moyenne de 20 incidents par semaine, soit plus du double de la moyenne de la période précédente. » Sciemment, et la conscience tranquille, les parents ont donc opté pour le paiement de la sanction.

Mais pourquoi ce choix, semble-t-il, raisonné des parents ? Pourquoi ne font-ils plus l'effort de venir à l'heure ? Deux réponses peuvent être apportées. Déjà, car le montant de l’amende est trop faible, ce qui sous-entend que le retard ne constitue finalement pas un véritable problème. « Le parent pouvait s'offrir le luxe d’un retard quotidien pour seulement 60 dollars par mois, soit le sixième du tarif de base (...) Si l’amende avait été fixée à 100 dollars, il n’y aurait sans doute plus eu de retards, mais cela aurait aussi probablement engendré beaucoup de mauvaise volonté. » Ensuite, comme le soulignent les auteurs de «  Freakonomics » : « l’autre défaut, c’était que l‘amende substituait une pénalité économique à une pénalité morale ( la supposée culpabilité des parents retardataires). Pour quelques dollars, ils pouvaient s’affranchir de toute culpabilité.»
Comme l'explique Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner: « Fondamentalement, l'économie est l’étude des stimulations; comment les individus obtiennent-ils ce qu’ils veulent, ou ce dont ils ont besoin, notamment quand d’autres veulent ou ont besoin de la même chose (...) La stimulation se présente habituellement sous trois aspects: économique, social et moral. » Sans doute aurait-il fallu, en l'espèce, porter la stimulation du côté social ou moral.

En bref, nous faire payer dans le cadre d'une sanction peut entraîner un effet déculpabilisant. Aussi, tandis que l'acte de paiement nous amène irrémédiablement à réfléchir, le gratuit nous désinhibe et provoque un irraisonné sentiment d’accaparement pouvant conduire au gaspillage et à la négligence de l’objet ainsi acquis. Après tout, le gratuit ne véhicule t-il pas ce préjugé: tout ce qui arbore un prix de zéro est nécessairement de moindre qualité. Dés lors, pourquoi en prendre soin ?

Pour aller plus loin:
- Longue traîne et paradoxe des choix sur le web, cliquez ici !
- De la gratuité rémunératrice, quel est ce paradoxe ?, cliquez ici !


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