La presse se réinvente. Reportage à Utopia: la fin du quotidien Esperanto et son avenir.

C’est un pari. Récemment encore, Esperanto était un journal tiré à 200 000 exemplaires. Le principal quotidien d’Utopia, 12 millions d’âmes. Les recettes papier du canard représentaient, certes, une part conséquente de son chiffre d’affaire, mais aussi son principal poste de dépense. Las de voir sa diffusion et son nombre d’abonnés péricliter de mois en mois, Esperanto a eu le courage de repenser totalement son métier. Rencontre avec Noémie, la directrice des publications.
Esperanto n’est plus un quotidien. « Le dernier numéro d'Esperanto est sortie de nos presses il y a tout juste 9 mois, c’était le 3 mai, » se rappelle avec émotion Noémie, avant de rajouter: « Ce jour là, nous avons eu énormément de mal à approvisionner les libraires. En 250 ans d'existence, nous n'avions jamais vendu autant de journaux.» Douce ironie pour un canard que personne ne semblait vouloir acquérir. « Et si nous nous étions égarés ? »

« C’est la mort de la presse », « La fin du quatrième pouvoir », « Le web m'a tué », « Démocratie cherche son chien de garde », « Sursaut écologique, un titre de presse meurt, une forêt s'éveille », titraient les concurrents d’Esperanto. Toutefois, les actionnaires en étaient convaincus: les temps changent, la « penny press » n’a plus sa place dans le paysage médiatique post Gutenberg.

Qu’est devenu Esperanto ? Une plate-forme. Une page d'accueil, sobre, met en avant une barre de recherche, « une porte d’entrée afin de vous rendre là où vous souhaitez aller ». Tout en haut, des catégories, des filtres: A la Une, Monde, Utopia, Economie, Sociétés, Zététique / Croyances, etc. sont également accessibles.
Son contenu est le fruit du travail de ses anciens concurrents, mais également de quelques blogs. « Tout le monde peut intégrer notre plate-forme. Du moins, en faire la demande. Ensuite, un audit est effectué en interne afin de vérifier si le site est digne de confiance, s’il respecte notre charte déontologique. Donner une information fiable et circonstanciée. Que le webmaster fasse sienne cette éthique: Si ce n’est pas vrai, ne le dîtes pas ; si ce n’est pas juste, ne le faites pas. » C’est l’empreint de confiance: vous accordez du crédit à Esperanto qui se charge de déblayer le dédale d’informations qu’est le web afin de vous livrez des sites digne de foi. « Nous créons des ponts entre des sites web, dés lors, nous leur transférons la confiance de nos lecteurs. Comme le dit Chris Anderson (auteur de « La longue Traîne » et de « Free », ndlr), c’est un acte de générosité, c’est l’utilité sociale de l’hyperlien.»

Nombre de blogueurs, experts dans un ou plusieurs domaines, sont ainsi devenus des membres actifs d’Esperanto. Parfois, ils sont même publiés dans le bimensuel, un magnifique Mook: Estonteco, qui signifie avenir.

Fort de ces recrutements, Esperanto affiche une belle audience qualifiée, qu’elle vend à prix d'or à des annonceurs. Oui, Esperanto est toujours dépendant de la publicité: « Le CA est redistribué entre nos membres, notre communauté. Pour les allergiques-aux-annonces-publicitaires, une version payante est proposée. » Une navigation tranquille, fluide, non lobotomisante. « Entre nous, nous l'appelons la version « No Logo », en référence à l'ouvrage de Naomie Klein. »

La fin d'un média généraliste. « Faire un journal “ pour le plus grand nombre”, c'est ne le faire pour personne. » Esperanto, c’est encore une équipe de journalistes multimédia qui, néanmoins, ne traitent plus directement de certains sujets. « Par exemple, nous ne couvrons plus l'actualité Sportive, BD, Musique ou Cinéma. Cependant, ces recherches sont renvoyées, en interne, vers d’autres sites, blogs, dont c'est la ligne éditoriale. Comme « McGuffin Critique », dans le domaine culturel, et dont je vous conseille vivement la lecture, ou bien « Soma » ( principal concurrent d'Esperanto du temps des papiers, ndlr), dans le domaine sportif. »

Politique, Économie, Société, etc. sont les sujets phares d’Esperanto. Le slow web est préconisé, l’analyse est le maître mot: « Nous avons abandonné la triptyque conception de l’info qui est: on publie en temps réel une info brute, puis on la commente, puis on l’analyse. L’information brute, via des dépêches, est cependant accessible par l’ A.U.P ( Agence Utopie Presse), qui nous a rejoint dés le début. »
Les analyses et les enquêtes sont donc privilégiées. « Elles sont coûteuses. Pour certaines d’entre-elles, nous sollicitons nos lecteurs: une participation pécuniaire, via Crowdfunding, est mise en place. Aussi, tous nos articles, en libre accès, arborent un bouton faire un don. » Tous les reportages sont donc disponibles et sur le site web, de manière éparse, et dans le Mook, de manière éditorialisée. « En digne héritier du Mook XXI, Estonteco (contraction de Magazine et de Book, ndlr) est avant tout beau: un magazine dos carré de 100 pages, papiers glacés, dans lequel se mêlent écrits et dessins. Un magnifique album de collection qui agrège physiquement nos enquêtes.» Disponible en librairie, Estonteco est également proposé à la vente sur le site ecommerce « Esperanto Shop », à côté d’autres articles culturels. « Proposer en vente des livres et des DVD, de manière physique et numérique, c’est aussi les intégrer dans notre base de donnée. Par exemple, si vous recherchez des informations sur Utopia, notre pays, vous tomberez aussi bien sur des liens renvoyant sur des blogs, des sites médias tierces, que des livres et DVD. Bien entendu, un filtre “Non Commercial”, peut être activé, et, dés lors, retirer de vos résultats ces articles payants. »

Des reportages audio et vidéos sont effectués par les journalistes d’Esperanto. « Nous avons tout d’abord pensés distribution. Souhaitant casser l'arrogance qui nous faisait, jadis, penser que les gens viendraient vers nous juste parce que nous étions Esperanto, nous diffusons maintenant nos contenus sur les plateformes existantes. Nous allons là où se trouvent les internautes. Nous avons des chaines Youtube et Dailymotion, nous permettons l’intégration de nos créations sur des sites et blogs tierces, même s’ils ne sont pas membres de notre plateforme, etc. Notre but est de concourir à la connaissance. Notre métier est la production d’information. »

En sus de ces activités, Esperanto donne des conférences payantes sur ses sujets de prédilection, comme la politique et l'économie. Chacune d'elle, filmée, est ensuite diffusée sur le web. « Si les gens viennent à nos conférences, c'est également pour faire des rencontres, pour parler avec les intervenants, » nous glisse à l'oreille Noémie.
Une application pour tablette et smartphone est disponible en libre téléchargement. Aussi, un nouvel outils vient d'être mis en place: « Make your own book. C'est un widget qui permet de regrouper au sein d'un ebook de votre création toutes les informations récupérées sur Esperanto. Sans bourse déliée, vous pouvez, à loisir, constituer votre propre bibliothèque numérique autour de vos centres d'intérêts. » Par défaut, les bibliothèques sont publics: tout le monde peut y avoir accès. Si vous souhaitez passer en mode privée, il faudra mettre la main au porte monnaie. « Si vous désirez une version physique de vos ouvrages, nous pouvons les imprimer à la demande et vous les adresser. »

L'anti-serment d’Hippocrate: je vois, je dis, je sais. « Nous avons activé un blog, viaj ideoj, sorte de boite à questions et à idées, et en interne, et en externe. Notre but est d’être à l’écoute de tous, » dispose Noémie avant de renchérir: « Si nous avons mal fait, si nous nous fourvoyons, si nous n'avons pensé à quelque-chose, nous souhaitons le savoir.» Partant, Esperanto est en continuel renouvellement. Un chantier perpétuel, un travail sans fin, un véritable tonneau des Danaïdes et dont l’avenir nous dira s’ils ont, ou non, eu raison de faire table rase du passé pour mieux affronter le futur « Les stratégies de protection n’ont pas d’avenir. Test, fail, and learn, » nous décoche Noémie, avec un sourire. 

Pour aller plus loin
- Aficionados du partage, chaque article du Mook possède un QR code qui permet au lecteur papier d’envoyer une version web à un ami.
- Pinterest, facebook, Google plus, LinkedIn, etc. Esperanto inonde tous les réseaux sociaux. « Nous nous devons d'être présent là où se trouvent nos lecteurs. » Selon chaque réseau, les articles publiés différent. A chaque réseau, une ligne éditoriale propre. A ce sujet, vous pouvez lire le blog (travidebleco) des community Manager d’Esperanto.

Quelques repères: Membre de l’UE depuis 1990, Utopia est un pays nordique engoncé entre la Norvège et la Suède. D’une superficie totale de 39 000 km², le PIB nominale est de 620 milliards d’euros. Sa capitale est: Lingvo. Sa devise: « Sonĝoj estas neniel fino »( Des rêves à n’en plus finir) fut remplacée en 1980 par: « Emancipate yourself from the mental slavery. None but ourselves can free our minds. » Son hymne nationale: « Brava koro, nenio estas neebla. » Le paysage médiatique se formait d'Esperanto, le principal quotidien du pays, mais également de Soma et Novaĵoj, deux quotidiens généralistes qui, chaque jour, sont toujours imprimés. Tant bien que mal.

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