L'expérience, un guide fiable ? De l'expérience dans la prise de décision

Notre passé, notre histoire, est assurément un guide fiable. Ce que nous avons vécu, ce que nous avons vu, ce qu’on nous a dit, nous permet de prendre des décisions plus sages, plus éclairées. Comment ne pas penser qu’interpréter le passé permet de mieux nous diriger vers l’avenir ? Comment ne pas penser que nos expériences forment une source fiable de compréhension du monde, de nos actions ? Comment ne pas penser qu’appuyer nos décisions sur le fondement de notre passé n’est pas adéquat, inspiré ? Le problème, c’est que nous avons tendance à halluciner notre passé, à le voir au travers de nombreux filtres qui déforment notre vision du monde présent, et de l’avenir. Afin que nos expériences cessent de nous égarer, il est nécessaire de jouer avec des filtres correcteurs. 

Parfois, il m’arrive de douter de mon passé. Ce doute nait de discussions que je peux avoir avec des amis, ou avec des membres de ma famille, et au cours desquelles on ressasse les années qui se sont écoulées et que nous pointons un souvenir précis. Une expérience qui, bien que commune, diffère d’une personne à l’autre. Chacun y va de sa narration. Chacun y apporte ses détails. Ont-ils raison ? Ont-ils tort ? Ai-je raison ? Ai-je tort ? 
Personne n’a raison, personne n’a tort, et chacun a fixé son attention sur des événements précis de ce souvenir. Et chacun les a encodé dans sa mémoire. Les a filtré. Et chacun possède alors sa vérité, et raconte sa vérité, ou comment il a vécu cette expérience. Il y a de l'oubli volontaire, ou involontaire, du vrai, du faux, du fantasme. La vérité quant à un souvenir n’est pas individuelle, mais collective; elle n'est pas unique, mais pléthorique.


Lorsque notre expérience nous trompe. Dans le monde professionnel, le passé éclaire l'avenir, et l’expérience est souvent cité comme un argument d’autorité avant de prendre des décisions stratégiques: "Mon expérience en tant que directeur, me fait dire que", "L’expérience de notre entreprise fait qu'il est plus opportun de." Et afin de confirmer ces arguments d’autorité, les décideurs fournissent des résultats. D'où viennent-ils ?, telle est la question à se poser. 

  • Comment ces résultats ont-ils été, au fils des ans, récoltés ? Sont-ils un fidèle reflets des activités de l'entreprise ? Une panacée qui regroupe et les succès et les échecs ? Et combien de succès pour combien d’échecs ? Ou ces résultats ne sont-ils issus que d'une analyse des aspects communs des succès ?
  • Dans chaque cas, les processus décisionnels ont-ils été analysé ? "Un bon résultat peut nous amener à maintenir une stratégie contestable, et un mauvais résultat à modifier ou à abandonner une stratégie qui aurait encore un intérêt." Sur le long terme. ("Lorsque l'expérience nous égare", Emre Soyer, Robin Hogarth, Harvard Business Review)
  • Ces décisions prennent-elles appuies sur une transparence totale ? N'y-at-il aucune censure ? "Le danger pour les dirigeants est de se trouver entourés de suiveurs qui égarent par leurs flatteries et les isolent des réalités inconfortables." ("At other times, leaders get into trouble because they are surrounded by followers who fool them with flattery and isolate them from uncomfortable realities", tiré de "When followers become toxic", de Lynn Offermann, psychologue)
  • Etc, 
Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son. Afin que l’expérience vous guide, et ne vous égare pas en chemin, il est nécessaire de l’appréhender complètement. Et pour révéler les véritables enseignements de l’expérience, il est nécessaire de modifier votre environnement décisionnel. 

Comment ne pas se laisser s’égarer par l'expérience ?  Comment bien interpréter le passé ? Comment pleinement tirer profit des enseignements de ce qui fut ?
  • Analysez les échecs, et les processus décisionnels qui ont conduit à ces insuccès. Partagez, discutez ouvertement des points d’achoppements qui font que, cette fois-ci, la décision n’était pas la bonne. Remuer le couteau dans la plaie n’est jamais agréable et, au delà d’un plaisir sadomasochiste, le faire permet d’apprendre, de comprendre, permet de déterminer ce qui peut être mieux fait, ou différemment, à l’avenir. Il ne s’agit pas, ici, de former un tribunal de l’inquisition et de partir à la chasse aux coupables. Non, il s'agit d'étoffer votre expérience, de la rendre la plus complète et la plus précise possible - avec ses bons et ses mauvais côtés, avec ses zones de lumières (ses succès), et ses zones d'ombres (ses échecs qui font du mal à l'égo et qu'on voudrait planquer sous le tapis). L’expérience ne se résume pas aux succès. Elle est un patchwork d’échecs, de semi débâcles, de pseudo réussites, de triomphes. "En dissimulant la fréquence des échecs, l’environnement rend plus difficile d’en tirer des leçons. Au contraire, il nous pousse à croire que nous avons plus de prise sur le succès qu’en réalité." A ce propos, il existe une conférence "FailCon: Embrassez vos erreurs, construisez votre succès", dont le but est de communiquer sur ses erreurs, avec un mutuel objectif d'apprentissage.
  • Osez le conflit. "La première règle en matière de décision est qu’on ne rend de décision que s’il y a désaccord," Peter Drucker, consultant en management d'entreprise. Afin d’avoir une juste vision d'une situation, il est nécessaire de croiser les points de vues. Il est important de s’encadrer de personnes qui contestent, qui critiquent. Il est important de s’entourer de collaborateurs qui ne pensent pas comme vous. Il est important, aussi, de ne pas vilipender, fusiller les porteurs de mauvaises nouvelles. Au contraire, mieux vaut découvrir des failles quant à une future décision par l’intermédiaire d’un collègue, que par la voix du public. Dans le premier cas, il est plus aisé d’y remédier. Les collaborateurs d'une entreprise ne peuvent penser ensemble. Pour Margaret Heffernan, entrepreneuse, la plupart des organisations ne pensent pas. "Non pas qu’elles ne veulent pas, mais parce qu’elles ne peuvent pas." Selon une étude citée par Margaret, 85 % des cadres européens et étasuniens n'osent relever des points de conflits, par peur des conséquences qui en résulteraient, par peur de ne pouvoir gérer les désaccords. Par peur de poser des questions stupides et d'être jugé par ses pairs. Par peur d’être incompris. Le paradoxe, c'est que les entreprises ne cessent de trouver des talents, des gens brillants, mais ne cessent d'échouer à exploiter leur plein potentiel, leur compétence, à en tirer le meilleur parti. 
  • Analyse pré-mortem, recul prospectif: désaccordez-vous. Au lieux de tomber dans le biais de confirmation, et de ne prendre en compte que les indices qui corroborent votre hypothèse, source de votre future décision, demandez-vous en quoi vous avez tort. Projetez-vous dans l’avenir et imaginez que votre décision a été un échec. Et soyez à l'écoute des faibles signaux, ces indicateurs qui peinent à s'exprimer. Et interrogez-vous: "Comment cela a pu se produire ? Quelle en est la cause ?" Une technique qui permet de déceler de potentiels problèmes.
  • Restez ouvert, ne vous focalisez pas. Soyez attentifs, accueillez l’inattendu. Ne tomber pas dans les biais décisionnels tels que l’aversion pour la perte -  nous accordons plus d'importance aux pertes qu'aux gains de même montant - ou l’escalade de l’engagement - nous investissons des ressources supplémentaires dans une décision vouée à l'échec, en raison des fonds, du temps et de tous les efforts déjà engagés. Pensez à des alternatives. Partez du principe que ce que vous avez choisi n’est pas une option, et demandez-vous : "Qu'est-ce que je peux faire d'autres ?"
  • Détachez-vous des simples résultats. Dans le contexte professionnel, pléthore d’entreprises sont attachées aux résultats. Comme si le résultat était sous leur stricte contrôle. Comme si la chance et l'heureux - ou malheureux - hasard n’était jamais de la partie. A ceux qui aiment le contrôle, mieux vaut s’attacher au processus décisionnel. De comment la décision est née ? "Le simple fait qu’un résultat paraisse évident, après coup, ne signifie pas qu’il était prévisible. Les décideurs tombent souvent dans ce biais rétrospectif, susceptible d’engendrer un excès de confiance et des illusions de puissances. En matière d’efficacité des decisions, ignorer qu’on ne peut pas prédire est un péché plus grave que de ne pas être capable de prédire.Lorsque l'expérience nous égare, Emre Soyer, Robin Hogarth, Harvard Business Review)

Astigmates du passé: pour ne plus être dans le flou, portez des lunettes correctrices. "Si nous croyons pouvoir apprendre quelque chose de nos expériences, pouvons-nous aussi apprendre que nous ne le pouvons pas ?," comme le demande Hillel Einhorn, l’un des pères de la décision comportementale. Recevez les leçons du passé avec un sens critique. Modifiez votre environnement décisionnel afin de faire des choix plus avisés, en pleine conscience, avec une vue à 360 degré. Quand nous osons voir, regarder, parler, et créer le conflit, "nous permettons aux gens autour de nous et à nous même de mieux réfléchir. L’ouverture n’est pas la fin. C’est le début, " explique Margaret Heffernan.

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