Rwanda, 20 ans après le génocide: retour sur la propagande de la haine

« Un peuple qui oubli son passé est condamné à le revivre, » W. Churchill

Vendredi 14 mars 2014, conférence sur le génocide Rwandais à la Fédération Wallonie Bruxelles. Le 6 avril 1994, peu avant son atterrissage à Kigali, l’avion qui transporte le président rwandais Hutu, Juvénal Habyarimana, est abattu par un missile. « Abattez les grands arbres, » scande alors Radio Milles Collines,  organe de propagande à la solde du premier cercle Hutu Akazu.  « Abattez les grands arbres, » annonce avec virulence Radio Milles Collines. Ces grands arbres, ce sont les Tutsi, mais également les Hutu modérés. Ces grands arbres, ce sont ceux que l’on qualifie d’ennemis. Ce ne sont plus ni des femmes, ni des hommes, ni des enfants, mais des animaux. Des cafards. Entre avril et juillet 1994, plus de 800 000 rwandais seront froidement massacrés. Vingt ans après, pourquoi ce génocide a-t-il eu lieu ? Quel a été le rôle des médias locaux ?


 « Des enfants mutilés. Les coups de machettes inscrits dans les corps. Des charniers où s'entremêlent les corps de femmes, d'hommes, d'enfants, de bébés tués dans les bras de leur mère, » expose Maître Hirsch lors des Assises du Rwanda en 2001, en Belgique, avant de rajouter: « Comme nous, vous allez entendre des récits abominables. Vous allez les écouter. Comme nous, vous allez parfois vous sentir submergés par la souffrance, y être confrontés, à la confusion de vos propres sentiments. La colère, la rage, la peur, la tristesse, l'impuissance, le dégoût. Comme nous, vous allez souhaiter que cela n'existe pas, que cela n'ait jamais existé. Pour ne pas être confronté à cela. Vous allez perdre vos repères, comment est-ce possible ? Vous allez avoir envie de fermer les yeux pour ne pas voir. De vous boucher les oreilles pour ne pas entendre, pour ne pas ressentir, l'idée d'humanité est atteinte, fissurée par ce crime contre le statut de l'être humain. Le génocide va s'inscrire dans notre présent (...) Ce n’est pas seulement l’assassinat d’un peuple aujourd’hui et maintenant, c’est aussi l’assassinat de son avenir. »

« Lorsque je retourne au Rwanda, lors des commémorations du génocide, » explique Laurien Ntezimana, théologien et fondateur de l’association Modeste et Innocence: « je demande: Mais pourquoi êtes-vous là ? La réponse est invariable. Elle ne change jamais. Pour ne pas oublier. Je rétorque: Parce que vous avez oublié ? Non, nous n'avons rien oublié ! Alors, pourquoi êtes-vous là ? Je n’ai alors aucune réponse. Nous sommes ici, en fait, pour ne pas oublier comment nous en sommes arrivés là. Pour se remémorer. Se souvenir, en anglais, re-member, re-devenir membre de la communauté, de l’humanité.»

C’est le devoir de mémoire. « La mémoire, c’est le passé qui remonte, qui rejoint le présent et qui doit nous aider à déterminer notre avenir, » explique Damien Vandermeersch, avocat près de la Cour de cassation et auteur de « Comment devient-on génocidaire », et de rajouter: « L’histoire est souvent instrumentalisée. Et si on dit que l’histoire justifie les actions, alors cela veut dire que demain tout recommencera ? Si cela est justifié, qu'il y a un alibi. Non, on ne peut accepter cela. L’histoire est là. Elle est bien présente. Elle ne change pas. Il faut donc faire avec. »

« Comment a-t-on pu tuer autant de gens en si peu de temps ? », s'interroge, de son côté, Hélène Dumas, historienne et auteure de « Le génocide au village ». Entre le 6 avril 1994 et le 4 juillet 1994, plus de 800 000 morts sont à déplorer. Des massacres qui, à coup de machettes, ont quasiment tous été perpétué dans les deux premières semaines. « L’exemple de la préfecture de Kibuye est ainsi représentatif de ce qui est arrivé. En 15 jours, le nombre de morts représente 80 % du total du massacre. » Des Tutsi. Mais pas seulement, comme le rappelle Damien Vandermeersch. A l’époque, « c’était tuer, ou être tué. Une décision impossible, une contrainte irrésistible. » « Être tué », les opposants, les sympathisants l’étaient: être à contre courant et ne pas collaborer signifiaient la mort. « C’est pour cela que je parle de génocide des Tutsi et des Hutu modérés. »

La mythologie de la différenciation raciale, prélude au génocide. « Au 19 ième siècle, lorsque les colonisateurs arrivent au Rwanda, ils sont pétris d’une certaine culture raciale édictée par la raciologie, ou l'anthropologie raciale de l'époque. Empreint des courants de cette discipline, ils vont faire des Tutsi des gens à part: ce sont des descendants des blancs qui se sont égarés en Afrique. Les Hutu, eux, sont les vrais "nègres". C’est le colonisateur qui fait jouer au Tutsi ce rôle de supériorité raciale. » Et cette classification va perdurer jusqu’en 1959, date de la révolution qui va déboucher sur l’indépendance du Rwanda en 1962, sous la férule du pouvoir Hutu.

Dés lors, une politique de division raciale est orchestrée. « Sous les deux premières républiques rwandaise, il y aura une inflation de la classification raciale. Ce sera une obsession. Une politique de quotas, par exemple, refusera l'accès aux enseignements secondaires et supérieurs pour les Tutsi. » Ces statistiques, ces quotas, maintiennent une réalité qui aurait du disparaître: ces ethnies ne sont pas naturelles, c’est une pure construction politico-idéologique. En effet, le seul moyen de les discriminer, ce sont les cartes d'identité qui spécifient si l'individu est Hutu, Tutsi, ou Twas. 

Le 1 octobre 1990, le Front Patriotique Rwandais, qui regroupe surtout des réfugiés Tutsi en Ouganda, lance une attaque depuis cette frontière. La conséquence est la réactivation des schémas raciaux: les Tutsi sont l’ennemies du peuple et n'ont qu'un but qui est le rétablissement de la supériorité raciale.


Entre 1990 et 1994, la propagande extrémiste touche surtout les femmes Tutsi, accusées de faire tourner la tête des Hutu. « Les 10 commandements de Bahutu, qui déconseillent vivement les mariages mixtes ( et publiés par le journal Kangura, ndlr), sont avant tout dirigés contre les femmes Tutsi.  Ce sont des "armes" qui travaillent à la solde de leur ethnie. »

Le viol, qui est mobilisé comme une arme pendant le génocide, se comprend par rapport à cette propagande. « Ce n’est pas une explosion libidinale. Le viol est politique. Le viol c’est l’extermination: à travers le corps de la femme Tutsi, il y a atteinte à la matrice. Car ils sont accompagnés de tortures. Aussi, on viole les femmes Hutu qui sont mariées à des hommes Tutsi, afin qu’elles puissent retourner chez leurs frères. »

Quel rôle les médias ont-ils joué pendant le génocide rwandais ? « Depuis 1959, la mythologie de la différenciation raciale est entretenue par les médias, qui conditionnement les esprits. Après l’indépendance, et pendant 30 ans, le paysage médiatique rwandais est monolithique. Il y a une totale absence de liberté d'expression, » explique Marie-Soleil Frère, professeure à l'ULB. Il faut attendre la fin des années 1980 pour que la presse privée fasse son apparition.


En 1988, Kanguka est un journal papier qui ne traite que de faits-divers pour devenir, au fils des ans, beaucoup plus critique. Kanguka prend rapidement de l'ampleur et dénonce les inégalités sociales et la corruption qui règne dans le pays des Milles Collines. Ce qui ne sied au gouvernement.

Deux ans plus tard, à la suite de l'invasion du FPR, Kangura, dont la signature est « La voix qui cherche à réveiller et à guider le peuple majoritaire, » est alors créé. C'est ce journal extrémiste, fervent défenseur du régime en place, qui publiera les 19 commandements de Bahutu: «  Kangura rappelle sans cesse la vigilance nécessaire contre les “ cafards “ ( inyenzi )  Tutsi et leurs complices Hutu. La commission internationale des juristes dénoncera en 1991 ce “ véritable appel à la haine raciale”, paru en pleine période de procès et d’arrestation massives de suspects, » explique Jean Pierre Chrétien, dans son ouvrage «  Rwanda: les médias du génocide. »

Pléthore de titres, dont la ligne éditoriale s'écartera plus en plus du discours officiel, seront publiés en 1990. « En juin 1991, sous la pression internationale, le pouvoir Rwandais autorise le pluralisme politique. Chaque nouveau partie politique aura son journal: des titres éphémères, à la périodicité changeante et dont les tirages seront compris entre 100 et 1000 exemplaires, » précise Marie-Soleil Frère. Une presse jeune, peu professionnelle et non diversifiée.

En 1992, plus le FPR avance et plus la presse se radicalise. C’est d'ailleurs en 1992 que la télévision nationale d’Etat rwandaise verra le jour. Un média limité à une élite, celle qui a les moyens de s’offrir une TV.

Côté ondes, radio Mahabura, porte parole de la rébellion FPR, est émise depuis l'Ouganda. L'écouter, c'était être qualifié, ipso facto, de complice du mouvement rebelle.

C'est ainsi qu'est créée, en 1993, la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM). RTML adopte un ton populaire, proche de la population. Elle diffuse de la musique et des émissions participatives. « Média de proximité, radio vivante et animée ; elle possède de nombreux atouts pour séduire un large public. Qui plus est, elle est dirigée par des personnes expérimentées. Ce ne sont pas des discours de marginaux enragés, que l'on entends.»
Après les accords de paix entre le FPR et le gouvernement rwandais, son discours devient plus politique et se radicalise. « Fidèle au gouvernement, RTML a eu un rôle important dans la préparation du génocide. Elle a contribué à l’organisation du massacre. Néanmoins, on est face à un système adossé à l’Etat et aux milices Interahamwe. Sans cela, le message de la radio RTML n’aurait pas été aussi efficace. »
Le 6 avril 1994, radio RTML annonce que l’avion du président est abattu. Les Tutsi, le FPR et le contingent belge sont alors accusés par la Radio Télévision Libre des Mille Collines qui lance la traque contre ces ennemies. « Elle encourage le travail des milices et pousse ses auditeurs à passer à l’acte. Son discours est simple: les Hutu sont menacés par le FPR, par les accords de paix. Ils sont menacés de génocide par les Tutsi. » En fait, comme l'explique Marie-Soleil Frère, toutes les étapes de ce que l'on nomme « la propagande de la haine » sont relayées par les médias.

Tout d'abord, il y a une manipulation des faits et une relecture de l’histoire. « Les Tutsi sont des étrangers venus du nord, de l'Éthiopie. » Ensuite, l'on passe par le processus d'identification de l'individu par rapport à son groupe ethnique. « Vous êtes Hutu, telle est votre appartenance ethnique. » Dans le même temps, la propagande de la haine se caractérise par un manichéisme, qui ne cesse de répéter que le monde est divisé en deux, sans intermédiaire possible: « Il y a les bons et les méchants. » En l'espèce, dira radio RTML, « Les Tutsi sont tous complices du FPR, et sont donc tous mauvais. » Sans oublier le phénomène de victimisation. Dans le discours médiatique, les Hutu sont présentés comme des victimes, menacés par les Tutsi. Vient donc la peur: « Ennemies de l'intérieur, les Tutsi travaillent à l'élimination des Hutu. Il faut les dénoncer. Dénoncer ces "cafards". » Car ce ne sont plus des êtres humains, on passe par l'étape de la déshumanisation, de l'annimalisation de l'ennemie: « il est plus facile de tuer un serpent, qu'un Homme. » C'est ainsi que des discours facilement mémorisables sont distillés. Des messages concrets, compréhensibles, simples, « pour que le travail, (c'était le terme employé à l'époque du génocide), puisse être exécuté. » Enfin, c'est l'assurance de l'impunité: « Toute violence commise ne sera pas punie. Vous êtes dans le bon droit. » Face à cette situation, peu d’alternatives sont possibles…

20 ans après, l'impact de radio RTML. Pendant dix ans, le Rwanda refuse la création de radio privée et promulgue toute une série de loi visant à encadrer la liberté d'expression. « Par ailleurs, le gouvernement rwandais n’hésite pas à brandir l’exemple RTML en disant: attention, rappelez-vous le passé. Un exemple par ailleurs utilisé par d'autres pays africains afin de circonscrire la liberté de la presse. » Il y a aussi cette peur des journalistes de mal faire, flirtant ainsi avec l'auto-censure: « Notre rôle est d’être prudent, sans être lâche. » Cependant, « si les médias peuvent diffuser la haine, ils peuvent aussi instaurer la paix. » C'est pourquoi de nombreux projets internationaux, afin de former les journalistes ont été mis en place. Le journalisme de paix.

Comment vivre après un génocide ? Comment revivre ensemble ? Le travail de réconciliation, le défi du Rwanda.  « Il est difficile de danser avec le diable sur le dos (…) Mais je suis la danse et la danse continue  (…) Je suis le seigneur de la danse. Et je vous conduis tous, partout où vous pouvez être. Et je vous emmener tous dans la danse  ( …) Ils m'ont coupé à ras le sol et j’ai rebondis plus haut. Je suis la Vie qui ne sera jamais, ne meurent jamais. Je vivrai en vous, si vous vivez en moi,  » chante Laurien Ntezimana, avant de rajouter : « c'est un poème de Sydney Carter. Il faut maintenant passer d’une logique de guerre à une logique de danse. » 

Pour aller plus loin
- Jeudi 5 décembre 2013, Damien Vandermeersch, ancien juge d’instruction qui s’est vu confié en 1995 les « affaires Rwanda », présente son livre « Comment devient-on génocidaire ? », à l’occasion d’une conférence débat organisée dans les locaux de la fédération Wallonie Bruxelles International. « Ma démarche était d’aller au-delà du devoir de réserve, de m’aventurer dans les complexités de l’être humain, » explique Damien avant de rajouter: « Derrière le juge, par définition impartial, c’est l’Homme qui a pris la plume. Passer au “je” n’a vraiment pas été facile. » 
« Raconter, c’est terrible, car raconter, c’est revivre, c’est réinscrire la souffrance dans son corps, dans son être, dans sa mémoire, c’est vivre encore l’impuissance de n’avoir pu empêcher que son enfant soit arraché et tué sous vos yeux (…) parler, c’est réactiver des souvenirs, c’est dire qu’on est vivant (…) alors que tous sont partis et qu’on aurait voulu les suivre, » POUR LIRE LA SUITE, CLIQUEZ ICI !

- Le pays s’embrase. Galvanisé par la RTML, « La Radio Télévision Libre des Mille Collines », nombre de Hutue rejoignent la formation dont le but est d’éliminer « l’ennemie intérieur ». En juillet, seulement trois mois plus tard, plus de 800 000 rwandais, et dont la majorité sont des Tutsis, trouvent la mort…
En avril 1994, Pauline Kayitare, 13 ans, vit paisiblement avec ses parents et ses frères et sœurs. Afin d’échapper aux génocidaires, la famille décide alors de se séparer. Pour Pauline, tout ceci semble irréel: « Les Tutsis ! Je sais que je suis Tutsie, mais je ne sais pas vraiment ce que cela veut dire ». Pourtant, avant de se séparer, sa mère la prend à part et lui prodigue un dernier conseil: « Ecoute moi bien ! Tu vas mentir pour sauver ta vie. Tu le dois. Tu n’as pas le choix: mentir pour sauver sa vie, ce n’est pas mentir. A partir de maintenant, tu diras partout que tu es Hutue [...] tu n’as pas l’âge d’avoir une carte d’identité » et peu identifiable.
Impuissante, Pauline vit donc au cœur de cette barbarie. Seize ans plus tard, elle rassemble ses souvenirs et raconte. Il est temps d’exorciser le passé et d’aller de l’avant. POUR LIRE LA SUITE, CLIQUEZ ICI !

- Des cendres dans la tête, un documentaire de la Belgique au Rwanda réalisé par Patrick Séverin. Un voyage mémoriel dans lequel Patrick Séverin et son cousin Sylvain ( d'origine Rwandaise et qui a été évacué d'urgence d'un orphelinat en avril 1994) vont s’engouffrer. Un jeu de piste à travers le Rwanda qui va les conduire à se confronter à une autre histoire : celle dure, complexe et violente de cette société. Une histoire dramatiquement liée à celle de leur propre pays : la Belgique. Ci-après, l'outils pédagogique qui permet de restituer le documentaire dans le contexte rwandais de l'époque. "Pour exploiter le documentaire « Des Cendres dans la Tête », il convient d’aborder en amont le contexte historique, géographique, voire géopolitique dans lequel le génocide des Tutsi au Rwanda a eu lieu." Pour en savoir plus, cliquez ici !


Des Cendres dans la Tête - Bande annonce from Instants Productions on Vimeo.


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