Croyances / Connaissances sur le web: La démocratie des crédules, selon Gérald Bronner
A l’époque, ce fut une révélation, une lecture captivante. Henry Broch et Georges Charpak sortaient leur ouvrage de zététique « Devenez sorciers, devenez savants » (2002), dont le but était de combattre le mille-feuilles argumentatifs de certaines croyances, tel que le mythe du Saint-Suaire de Turin, la légende du sang de Saint Janvier, l’astrologie, la radiesthésie, la marche sur des braises ardentes, etc. afin d’apporter aux lecteurs la connaissance. Aujourd’hui, avec cette immense source de savoir qu'incarne le web, qu’en est-il de la part de la croyance et de la part de la connaissance ? La croyance est-elle battue en brèche, ou, au contraire, est-elle renforcée ? Sans concession, Gérald Bronner, auteur de « La démocratie des crédules » (2013), dispose qu’elle s’en trouve fortifiée.
« L'objet de cet ouvrage n’est pas tant contre les croyants que contre les croyances, » avertit Gérald Bronner avant de rajouter: « La crédulité des croyants n’est pas le fait de la bêtise ou de l’insincérité. Pour l’essentiel, leur conviction ne tient pas pas à des forces irrationnelles, mais tout simplement au fait qu’ils ont des raisons de croire. Cela ne signifie pas qu’ils ont raison de croire, mais seulement qu’on comprend mieux leurs illusions une fois qu’on a tenté de reconstruire l’univers mental qui est le leur. »
Le 8 décembre 2011, Gérald Bronner participe à un émission de Sud Radio, « Enquête et investigation », sur le thème du complot. La toile de fond est un énième rebondissement de l’affaire DSK et des révélations d’un journaliste américain, Edward Jay Epstein, qui suggère que l’ex directeur du FMI aurait pu être victime d’une vile et odieuse conspiration. Lors de l’émission, un intervenant, Thomas, profère religieusement et en toute honnêteté, sa conception de l'info: « Moi je vérifie toutes les informations. Quand j'entends attentat en Égypte ou ailleurs, je tape sur internet et je mets à côté complot. »
Sauf que, ce faisant, Thomas s’engouffre dans l'algorithme des moteurs de recherche, Google en tête, qui va lui proposer des liens en adéquation avec ses mots-clefs, dont le terme complot. Partant, s’afficheront principalement des sites conspirationnistes. Et le méfiant et critique Thomas, qui souhaitait au départ vérifier son information en toute impartialité, ne fera qu’une recherche partiale, biaisée. « Thomas fournissait, sans le savoir, une merveilleuse illustration de la façon dont la technologie Internet sert le biais de confirmation. En croyant utiliser une méthode objective pour s’orienter dans le dédale d’informations qu’est devenu le marché cognitif, Thomas s’inocule, sans s’en rendre compte, un poison mental. »
Le biais de confirmation « désigne la tendance naturelle qu'ont les personnes à privilégier les informations qui confirment leurs idées préconçues, » afin de ne pas heurter leurs sensibilité, leur univers, leur pré-carré de savoir, de confort intellectuel.
Le fait d'être dans une société technologiquement avancée a-t-il pour conséquence une élimination rapide de la pensée irrationnelle ? Afin de vérifier l’état de la concurrence entre croyance et connaissance sur Internet, Bronner propose une simple expérience. « Qu’est ce qu’un internaute sans idées préconçues se voit proposer par Google sur les cinq sujets suivants: l’astrologie, le monstre du Loch Ness, l’aspartam ( édulcorant soupçonné, parfois, d’être cancérigène), les cercles de cultures ( crop circles) et la psychokinèse ? »
Le résultat est que les sites favorables à la croyance sont beaucoup plus représentés que ceux favorables à la connaissance : « Les croyants sont généralement plus motivés que les non-croyants pour défendre leur point de vue et lui consacrer du temps. » C’est une expression du paradoxe d’Olson, qui se manifeste: « lorsque des individus ayant un intérêt en commun et tout à gagner à agir collectivement, ne le font pas parce qu’ils comptent obtenir les bénéfices d’une revendication collective sans en avoir à en supporter les coûts d'investissement ( en terme de temps, d’énergie et même d’argent). C’est la stratégie du “laisser faire les autres”. »
Et toutes ces situations en forme de paradoxe d’Olson sont toujours favorables aux groupes qui sont très motivés, même s’ils sont minoritaires.
Lorsque le paradoxe d’Olson est consolidé par l’effet Fort. Les croyances n'ont longtemps été placé que sous l'empire de l'interlocution, ces histoires qui se transmettaient oralement ( et lentement), par le bouche-à-oreille. Aujourd'hui, « Internet permet de limiter la labilité de toute interlocution.» Le récit devient donc stable, ce qui permet une mutualisation des arguments. Ainsi, ce sont maintenant de véritables produits Fortéens qui se développent et qui se diffusent rapidement sur la toile. L’effet Fort est « de constituer des “milles-feuilles” argumentatifs » adossés à de disciplines diverses: histoire, physique quantique, archéologie, sociologie, anthropologie, économie, etc. « Chacun des étages d’une démonstration peut-être très fragile, mais le bâtiment » est si haut « qu’il en reste une impression de vérité - une conclusion du type; tout ne peut pas être faux. »
L’effet Othello, l’art du storytelling. « Être à présent un homme sensé, tout à l'heure un fou, et bientôt une brute.» Dans la pièce de Shakespeare, Iago inocule dans l’esprit d’Othello le fait que sa femme, Desdémone, dont il est éperdument amoureux, est infidèle. « Il vaut mieux être trompé tout à fait que d’avoir le moindre soupçon. » Othello, à bout, empoisonné par les croyances que Iago ne cesse de lui soumettre, étouffe sa bien aimé: « J’aimerais mieux être un crapaud et vivre des vapeurs d’un cachot que de laisser un coin de l’être que j’aime à l’usage d’autrui !»
« Un peu de la façon dont Iago « travaille » l’aptitude au doute chez Othello, les agents de la crédulité lancent leur harpon à l’aveugle dans l’opinion publique. D’abord amusée, celle-ci ne croit généralement pas aux conclusions farfelues de ces agents, mais, admet-elle souvent, tout n’est peut-être pas faux...et voici qu’une certaine porte, que nous commençons à bien connaitre, est ouverte. » L’effet Othello, c’est la manipulation des croyances à l’aide de scénarios. « Piatelli Palmarini, en convoquant plusieurs expériences, montre que les conclusions les plus saugrenues peuvent apparaître bien plus acceptables dès lors qu’elles sont scénarisées. La scénarisation augmente donc la probabilité subjective de leur survenance. » En d'autres termes, la narration accroît la crédibilité de conclusions qui, au demeurant, paraissent improbables.
Entre le 25 et le 31 août 1835, The New York Sun, publie une série de six articles du célèbre astronome John Herschel, qui relatent la fausse découverte d'une vie extraterrestre sur la Lune. Grâce à un télescope perfectionné, Herschel décrit alors la faune et la flore qu’il y voit: des champs de fleurs rouges, des troupeaux de petits bisons, des chèvres unicornes, etc. mais également des hommes ailés que l’on nomme Vespertilio-homo, les hommes-chauves-souris. Réalité ? Fiction ? La duperie, plus connue sous la dénomination de Great Moon Hoax, divise la population.
« Or, ce qui a frappé les commentateurs de l’époque, et en particulier l’écrivain Edgar Allan Poe, » commente Gérald Bronner, « c’est que ceux qui crurent à ce canular lunaire n’étaient pas des ignorants, sans éducation. Il s’agissait, pour beaucoup, d’individus un peu initiés aux problèmes astronomiques et curieux de ces questions. »
Comme le déclare Allan Poe: « ceux qui doutèrent le firent principalement sans être capables de dire pour quelles raisons. Il s’agissait des ignorants, de ceux qui n’étaient pas informés des choses de l’astronomie, des gens qui ne pouvaient y croire parce que les choses étaient trop nouvelles, trop en dehors des connaissances habituelles. »
Les plus instruits furent donc bernés, sans doute, parce que leur éducation leur conférerait une certaine prédisposition, une disponibilité mentale. « Les victimes du canular lunaire avaient donc des raisons de croire ( et non raison de croire), » explique Bronner, avant de renchérir: « Ce processus cognitif est bien illustré par la métaphore de la sphère de Pascal. Si la connaissance est une sphère, explique Pascal, sa surface est en contact avec ce qu’elle ne contient pas, c’est à dire l’inconnu. De ce fait, à mesure que la connaissance progresse et que la surface de cette sphère fait de même, l’aire en contact avec l’ignorance ne cesse de progresser elle aussi. En réalité, ce n’est pas tant l’ignorance qui croît symétriquement à la connaissance, que la conscience de ce qui est inconnu, c’est à dire la conscience du manque d’information qui caractérise notre appréhension de certains sujets. Cette conscience peut parfaitement être mise au service de la crédulité. »
Que faire devant une croyance ? Tenter de l'infirmer et ne pas se laisser manipuler par la masse d’arguments qui la soutienne, ne pas négliger la taille de l'échantillon ( un phénomène peut être extraordinaire et le fruit du hasard), se battre contre cette avarice intellectuelle dont nous sommes naturellement soumis, ne pas se laisser porter pas l'effet de cascade ( dont deux types existent. La cascade d'information, qui se produit quand les individus en carence d'infos imitent celui ou ceux qui semblent en avoir. La cascade de réputation: pour un individu, c'est endosser le point de vue du plus grand nombre afin d'éviter le coût social dont doit s'acquitter tout contestataire), etc. En résumé, il ne faut vraiment pas hésiter à lire le passionnant et enrichissant ouvrage de Gérald Bronner, « La démocratie des crédules », édité chez PUF, 2013, 343 pages.
Pour aller plus loin: Le site de Nice Sofia Antipolis, où se trouve de la documentation sur certains sujets "paranormaux" et une explication de ce qu'est la zététique, cliquez ici ! Mais aussi: Média: rumeur, course au scoop et dilemme du prisonnier, cliquez ici !
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