Un train, un arbre, une histoire d'amour et 2 heures de retard

Pourquoi cet arbre est-il allé se lover sur les rails ? Depuis que je suis navetteur (que je prends le train entre mon lieu de domicile et mon lieu de travail), j’ai vécu des accidents de personnes (suicides), une panne de batterie, des mouvements de gréve spontanés, etc. mais c'était la première fois que j’étais confronté à une histoire d’amour entre un arbre et une ligne de chemin de fer.

Omar Parada, Flickr
Braine l’Alleud, Belgique, dans le train en direction de Bruxelles. Il est 18h10.  « Nous aurons du retard, un arbre est tombé sur la voie. Nous ne partirons pas avant 30 minutes. Nous nous en excusons, » dispose une voix mécanique.
Les gens soufflent, s'excitent, rouspètent, quittent le train. Les plus connectés baissent leur tête et se réfugient dans leur smartphone, tandis que les plus lourdement équipés branchent leur ordinateur sur une prise électrique.
« Do you speak english ? », me demande un monsieur d’un certain âge, assis sur un siège devant le mien.  « Yes, » dis-je avec mon inimitable accent anglais avant d’enchaîner sur les raisons de notre attente. « Il était une fois, un arbre, noble et vigoureux qui n'avait d'yeux que pour une ligne de chemin de fer.Timide, il resta des années dans le silence. Réprimant sa passion. Refoulant ses sentiments. Ecoutant et imaginant les "qu'en dira-t-on". Ils n'appartenaient pas au même monde, à la même espèce, à la même caste: la nature et l'industrie. A quoi bon ! Cette histoire était vouée à l'échec, il en était certain. On le lui rappelait. Tout indiquait que cette union était impossible, inconcevable. Contre nature...
Chaque été, le bienveillant arbre déployait pourtant ses majestueuses branches, afin d'apporter de l'ombre à sa bien-aimée. Chaque été, il se rappelait les mots de William Arthur Ward: " C'est impossible, dit la Fierté. C'est risqué, dit l'Expérience. C'est sans issue, dit la Raison. Essayons, murmure le Cœur. " Puis, un jour, un soir, aujourd'hui, ce soir, par un temps d'orage, l'arbre a déclaré sa flamme. Et les deux se sont unis à jamais. » Inutile de préciser que ce n'est pas le discours que j'ai déclamé. C'était beaucoup plus factuel, et concis. Un orage, du vent, un éclair, et un arbre qui tombe sur la ligne de chemin de fer.

40 minutes plus tard. Il fait nuit. L’orage gronde. Je suis au sec, mais j’ai froid et j'ai envie de pisser. « Diantre ! Pourquoi cette locomotive ne démarre-t-elle pas ? Coupent-ils cet arbre avec une pince à épilée ! » Je m'ennuie, j’adresse une salve de texto à mes amis. Pour me plaindre. Pour faire passer le temps. Pour ne pas penser au fait que mon téléphone ne capte pas le web.
Aucune communication de la SNCB. Aucun contrôleur n'est visible. Pourtant, mieux vaut communiquer, même une désagréable information, que de laisser les esprits tentés de comprendre ce qui se passent, et de s'énerver avec le peu d’infos dont ils disposent. C’est comme pour les conversions téléphoniques dans les transports en commun. Ce qui nous est pénible n’est pas le fait qu’une personne parle, mais c’est de ne pas entendre son interlocuteur. Notre cerveau s’agite et cherche, bien malgré nous, à reconstituer une conversation dont il n’a qu’une partie, qu’une voix. Parce qu’il n'entend que la moitié du dialogue, notre cerveau, mécaniquement, fait des pieds et des mains, pour ne pas dire « des neurones, des cellules gliales et des connexions synaptiques » afin de recomposer, en vain, l'autre partie, monopolisant ainsi notre attention. En fait, nous avons plus de difficultés à faire abstraction d'une discussion quand nous n'en entendons qu'une partie, que lorsque deux personnes se parlent en face à face. ( Why Mobile Phones are annoying, un article de Nielsen Norman Group)

19 heures. L'interphone rompt le silence. Les gens lèvent la tête. L'inquiétude se lit sur leur
Davenport346, Flickr
visage: bonne ou mauvaise nouvelle ?
« Un deuxième arbre est tombé, et à cause du mauvais temps nous ne pouvons toujours pas partir.» 
Une boutade ? Un trait d’esprit ? Une blague ? Un cauchemar ? Petit à petit, les déserteurs reprennent place dans le train. Et alors que pléthore de places, justement, sont libres, chacun retourne vers la sienne. Celle qu’ils avaient choisi en entrant la première fois dans le train. Étrange ! Comme s’ils avaient marqué leur territoire. Comme si cette place était devenue, le temps d'un trajet, leur place. Leur chez soi. 

19h15, je crois. Le monstre de fer se met en route et glisse vaillamment, mais lentement, sur les rails. Direction Bruxelles.

20 heures. J'arrive à la gare de Bruxelles-Luxembourg. Dans la joie et l'allégresse. En retard, soit. M'enfin, je n'avais rien de prévu le soir même ;) 

Pour aller plus loin, " Dans le métro, morceau de vie ": 

L’impatience se lit sur les visages de ces pendulaires ou navetteurs qui, sourcils froncés et yeux plissés, fixent au loin un horizon qui semble ne pas les satisfaire. Leur pose est statique et similaire: ils sont à l'affût et ils me font penser à des chiens de chasse qui n’attendent que l’arrivée de leur proie, en l'occurrence le métro. Lorsqu'il arrive, c'est l’excitation: les pupilles se dilatent, le cœur s'accélère.

Mind the gap between the train and the platform. Terminus pour les uns, embarquement pour les autres. Les portes s’ouvrent dans une joyeuse cacophonie: tandis que des gens s'empressent de descendre, au même moment d'autres n'ont qu'une hâte, monter. Je repense au slogan de cette campagne de prévention du métro de Melbourne et de son entêtante mélodie: « Dumb Ways to Die.» Elle a raison.

A l'intérieur, l’air est étouffant et chargé. L’halitose matinale se mêle à l’hyperhidrose et embaume le wagon d’un nauséabond fumet. Mon parfum «Bleu de Channel » ( que je cite, au cas où vous souhaiteriez me faire un cadeau) n'arrive à couvrir toutes ces effluves, son pouvoir social reste malheureusement limité. 


Définition: 
Navetteur / Navetteuse: " En Belgique, personne qui se déplace quotidiennement par un moyen de transport en commun entre son domicile et son lieu de travail, " dispose le Larousse. Je crois même, qu'à l'origine navetteur désigne un déplacement d'un lieu de domicile en dehors de Bruxelles, vers la Capitale. Et que, par extension, il désigne le déplacement domicile / travail en train.

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