Les rêveurs lunaires: quatre génies qui ont changé l'Histoire

"La pensée est comme un éclair dans une longue nuit, mais c’est cet éclair qui est tout," Henri Poincaré. 

Nous sommes le 6 aout 1945, au dessus du Japon, à bord du bombardier B29 baptisé Enola Gay. Un officier appuie sur un bouton, laissant s’échapper une bombe. Elle n’est pas comme les autres. "Un chef-d’oeuvre technologique pour lequel des millions et des millions d’heures de travail furent nécessaires". Inlassablement, "little boy", comme on la surnomme, tombe. Son coeur, séparé en deux parties tenue à l’écart l’une de l’autre, est composé d’uranium 235. De temps en temps, un neutron errant s’intègre dans un atome. "Une première petite explosion, soigneusement calculée, envoie soudain les deux moitiés se presser l’une contre l’autre." Une réaction en chaine se créée. Et l'infatigable et insolent "little boy" continue sa descente, vers Hiroshima. Et le chef d’oeuvre de technologie accompli son atroce destin. Dire que 30 ans plus tôt l’Humanité ignorait jusqu’à l’existence des neutrons. La BD "Les rêveurs lunaires" revient sur le parcours croisé de quatre génies qui ont transformé l’Histoire, et questionne sur leur implication, leur responsabilité, leur héritage. Werner Heisenberg, l’incertain ; Alan Turing, l’affranchi ; Leo Szilard, le prophète errant ; Hugh Dowding, le chevalier du ciel. 

"Quiconque espère tirer une source d’énergie de l’atome croit au Père-Noel", tance Ernest Rutherford, scientifique et spécialiste de l’atome, en 1935. Deux ans plus tôt, en 1933 lors d’une rencontre au British Association for the Advancement of Science, il avait lancé: "The energy produced by the breaking down of the atom is a very poor kind of thing. Anyone who expects a source of power from transformation of these atoms is talking moonshine." Quiconque espère tirer une source d’énergie des atomes raconte des balivernes, des fadaises. Quiconque espère tirer une source d’énergie des atomes est un "rêveur lunaire", traduit Cédric Villani, mathématicien français, lauréat de la médaille Fields en 2010 et scénariste de la BD éponyme. Les rêveurs lunaires, ce sont ceux qui cherchent à accomplir des choses impossibles, ce sont ceux qui transforment l’Histoire. Ce sont ceux qui, naifs, ne se rendent parfois pas compte des conséquences de leurs idées. "Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait," comme l'écrivait Mark Twain. 

Nous sommes le 6 aout 1945, en Angleterre, dans un manoir, à Farm Hall. Dix scientifiques allemands, prisonniers de guerre, apprennent qu’une bombe atomique a été largué. L’un d’entre eux est Otto Hahn, père de la chimie nucléaire et découvreur de la fission nucléaire. Affolé par ce qu’il vient d’entendre à la radio, se sentant acculé par le poids que sa découverte qui, assemblée à d’autres, a provoqué ce massacre, pense à se suicider. Surtout, l’un d’entre eux n’est d’autre que Werner Heisenberg, l’un des plus grand physicien de l’époque, le père de la physique quantique qui a obtenu un prix Nobel à seulement 31 ans. Heisenberg découvre alors le secret projet Manhattan. Lui qui pensait que les Etats-Unis ne comprenait rien à la physique nucléaire. Lui qui pensait que l’Allemagne devançait l’Amérique dans ce domaine. Comment ont-il fait ? Lui qui pensait cela impossible. Lui qui a échoué. "Well that's not quite right. I would say that I was absolutely convinced of the possibility of our making a uranium engine but I never thought that we would make a bomb and at the bottom of my heart I was really glad that it was to be an engine and not a bomb. I must admit that." (Farm Hall, Transcription). Heisenberg va s’enfermer dans sa chambre, et cogiter encore et encore afin de trouver la solution: percer le secret de cette bombe, et l’exposer un peu plus tard à ses compères.


Nous sommes le 7 juin 1954. Le deuxième rêveur lunaire est Alan Turing. Nous sommes le soir de son suicide. Et Alan Turing, dans sa chambre, repense à toutes ses découvertes, à l’héritage qu’il va laisser derrière lui. Lui, le père de l’informatique. Lui qui a percé le fonctionnement d’Enigma. Lui qui a grandement contribué au changement des rapports de force, et à la fin de la guerre en faveur des Alliés. Lui qui, en Angleterre, a été inculpé du crime d’homosexualité. Et qui endure sa peine: la castration chimique. 

Nous sommes le 9 janvier 1960, au "Memorial Hospital", à New-York. Le troisième rêveur lunaire est le physicien Léo Szilard. Léo commence le traitement de son cancer. Lui qui a découvert l’usage maléfique de la bombe atomique. Lui qui a ardemment lutté contre son utilisation. Lui qui sera bientôt sauvée par l’irradiation. Lui qui a appliqué le principe de précaution afin d’élaborer la bombe atomique, arguant que le principe de précaution n’est pas l’abstention, mais l’action. Qu’étant donné qu’il n’était possible d’empêcher les allemands d’assembler la bombe atomique, alors il fallait la construire avant eux. Lui qui a donc bataillé afin de convaincre les militaires et les politiques de l’époque de la faisabilité de sa création. Lui qui a convaincu Einstein d’écrire une lettre à Roosevelt afin de le persuader de financer un tel programme. Lui qui a été un fervent pacifiste. Lui qui se pose la question de la responsabilité des découvertes scientifiques, "tout cela est parti de mon idée de la réaction en chaine. Comment est-il possible qu’une idée puisse acquérir une telle puissance ?" Incombe-t-elle au scientifique ? Dépasse-t-elle le scientifique, pour le politique, car affectant tout le monde ? "Léo Szilard. Un des découvreurs de l’atome, qui a lutter contre l’atome, et qui doit sa vie à l’atome," résume Cédric Villani. 

Nous sommes en 1968, en Angleterre. Le dernier rêveur lunaire est Hugh Dowding, principal artisan du succès de la bataille d'Angleterre. Dowding se remémore la guerre, et comment il tenait ses troupes, au quotidien. Lui qui a permis l’intégration de la science et de la technologie dans l’aviation. 

Les rêveurs lunaires, c’est un roman graphique avec un angle original, celui de la science, et des histoires méconnues. Le tout magnifiquement illustré par Baudouin. Pour chacun de ces génies, un univers graphique. Pour chacun de ces génies, un dessin qui va au-delà de la simple illustration afin de guider le lecteur dans le mental de ces quatre individus. Un dessin métaphorique, onirique, qui accompagne, englobe et transcende le scénario de Cédric Villani. "Pendant la Seconde Guerre Mondiale, il y avait ceux qui voulaient avaler la Terre, et ceux qui voulaient mesurer la Lune. On parle surtout des premiers, avec leurs combats homériques et leurs plans grandioses ; mais le conflit s’est aussi joué dans les idées et les états d’âme de quelques rêveurs tourmentés appartenant à la seconde catégorie. Ils voulaient mesurer la Lune, c’est à dire mobiliser tous leurs neurones pour comprendre l'inaccessible, utiliser toute la science du monde pour réaliser l’impossible. Cela, sous le regard narquois de la Lune, impassible à l’agitation des humains."

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