Mémoire, oubli, plagiat, incubation et admiration: une quête de soi

Lorsque l’on évoque le passé, que l’on fait appel à nos souvenirs, peut-on parler de vérité historique ? Ou doit-on assumer une simple vérité individuelle et subjective ? La mémoire est dynamique, varie avec le temps et l’oeil de l’esprit est rarement emmétrope: parfois myope, parfois astigmate, parfois presbyte, parfois aveugle. La mémoire est souvent plus une auteure de roman fictionnel (frictionnel ?) qu’une factuelle historienne. C’est aussi sa force, et une source de notre créativité.

Lorsque nous interrogeons "l’oeil et l’oreille de l’esprit" afin d’évoquer le passé, des images s’impriment dans notre tête, des sons se font entendre dans nos oreilles, des émotions se déclarent dans notre ventre. Le souvenir est là, palpable, bel et bien ramené au présent. Pourtant, que de discussions autour de la véracité d’un souvenir n'avez-vous pas vécu lors d’une réunion de famille, ou avec des amis. Chacun y va de son récit, de ses détails, qu’il semble avoir fidèlement capturés, emprisonnés dans son mental (et qui ne vous disent rien !). Parfois votre mémoire vous joue des tours: vous vous rappelez des choses que vous n’avez pas vécu, et des choses que vous avez vécu vous échappent. Etrange !

Notre seule vérité, concernant nos souvenirs, est une vérité narrative - ces histoires que nous nous racontons à nous-mêmes, que nous ressassons. Et comme le monde dans lequel nous évoluons évolue, que nous-mêmes nous évoluons dans cet environnement mouvant ; nos souvenirs s’accordent avec ce mouvement, non sans être escamotés au passage. Nous revisitons notre passé qui s'aligne avec la personne que nous devenons - le filtre "changement perpétuel" à travers lequel passe notre vécu peut être une ubuesque fabrique à souvenir, sans scrupule. Comment blâmer notre cerveau de ce fourbe exercice ? Comment devenir pleinement soi avec des casseroles qui nous ramènent irrémédiablement vers un passé qui diffère de nos croyances et convictions actuel ? Le choix est binaire: la dissonance cognitif, non, la résonance, oui.
 "Notre seule vérité est la vérité narrative des histoires continuellement recatégorisées et peaufinées qu’on se narre mutuellement ou qu’on se raconte à soi-même," Oliver Sacks 
Nous n'avons pas accès à la vérité historique. Ce que nous considérons et ressentons comme exact n’est que le fruit d’une complexe alchimie qui, dans notre cerveau, fait autant appel à notre imagination qu’à nos sens. Cette flexibilité, ou malléabilité, de nos souvenirs est autant une force qu’une faiblesse.
  • Une force, car la plasticité de notre cerveau nous permet de passer outre certains événements négatifs, traumatisant de notre passé. 
  • Une faiblesse, car l'implantation de souvenir dans notre cerveau est possible et aisé - et source de dérive. Comme la thérapie des souvenirs retrouvés, ou thérapie de la mémoire retrouvée qui a vu le jour dans les années 80 aux Etats-Unis. Plus que des souvenirs retrouvés, nous étions en face de souvenirs fabriqués. 
"Du fait même que les événements du monde environnant ne sont jamais directement transmis à nos lobes cérébraux ni enregistrés sans médiation dans nos neurones, leur expérience et leur construction sont si subjectives que, non contents de différer d’un individu à l’autre, ils sont différemment réinterprétés ou revécus chaque fois que leur souvenir revient à l’esprit," explique Oliver Sacks et de rajouter: "En l’absence de confirmation extérieure, il est difficile de distinguer entre une remémoration et une inspiration véritable, ou ce que l’on ressent comme tel, et des emprunts ou des suggestions." Vécu/pas vécu, vrai/faux, réel/ imaginaire, parce que la mémoire est faillible, alors nous nous imprégnons de tout un tas d'informations qui, dans les méandres de notre cerveau, aboutit à des innovations, à de la nouveauté, à de la créativité...

De quidam à l’artisan et à l’artiste: le nécessaire chemin vers le plagiat 

Nombre d'écrivains  et de musiciens ont connu la vil et difficile accusation de plagiat. Que ce soit de la kleptomanie littéraire ou musicale, la supercherie est montée en épingle: la presse, les gens, tout le monde en parle, c’est un scandale ! Infâme tricherie, infâme duperie, infâmes copieurs sans imagination qu’ils sont. Pourtant, certains s'en défendent: "c'est inconscient, je ne l’ai pas fait consciemment."
C’est là qu’intervient la cryptomnésie, "un biais mémoriel par lequel une personne a l'impression erronée d'avoir produit une pensée (une idée, une chanson, une plaisanterie), alors que cette pensée a été en réalité produite par quelqu'un d'autre". "La définition du verbe plagier qui figure dans le dictionnaire webster - “emprunter à autrui des idées ou des formulations que l’on fait passer pour siennes ; les utiliser sans mentionner leur provenance ; commettre un vol littéraire : présenter comme nouveau et original une pensée ou un matériel tirés d’une source existante” - recoupe largement celle de la cryptomnésie: la différence essentielle, c’est que le plagiat tel que l’on entend et le réprouve habituellement est conscient et intentionnel, tandis que la cryptomnésie n’est ni l’un ni l’autre," Oliver Sacks
Comme s’il n’y avait quoi que ce soit dans n’importe quel énoncé humain, qu’il soit oral ou écrit, qui ne revienne pas à plagier ! Car, au fond, toutes les idées sont de seconde main: elles sont consciemment et inconsciemment tirées d’un million de sources extérieures, Mark Twain 
Cela vous semble difficile à croire ? Pourtant, regardez vos enfants qui vous imitent et qui vous modélisent à longueur de journée. Ils font comme vous, pour apprendre ; puis ils font différemment de vous, pour exprimer leur individualité, leur personnalité. Admettons maintenant que vous aimez profondément la littérature, et que votre rêve est d’être, vous aussi, un auteur de livre: le prochain Mark Twain, Arthur Conan Doyle, Oscar Wilde, etc. Avec cet objectif en tête, vous lisez, vous êtes impressionnés du style de certaines plumes, vous admirez et vous vous lancez sur les traces de vos mentors. Vos débuts sont hésitants, la confiance en soi et l’estime de soi sont balbutiantes. Vous paraphrasez un peu, consciemment ou non. Vous copiez un peu, consciemment ou non. Vous vous inspirez. Au final, vous vous cherchez - et au fil du temps, vous vous émanciperez, vous trouverez votre style, votre univers.
Je lisais aussi bien des bandes dessinées que des dictionnaires et des encyclopédies, toujours avec le plus grand plaisir (...) C’était comme si, plus j’assimilais d’informations, plus forte j’étais et plus le monde grandissait (...) Je me goinfrais au lieu d’agir. J’étais une voyageuse mentale, une gloutonne psychique," explique l’écrivaine Susan Sontag, citée par Oliver Sacks dans son livre "Le fleuve de la conscience". 
Le plagiat est un piédestal sur lequel les copieurs placent les plagiés. Attention, le chemin du plagiat vers soi n’est pas aisé, et demande un réel engagement: "pour s’engager dans une nouvelle direction après s’être installé quelque part, il faut disposer d’une énergie très spéciale, tout à la fois audacieuse et subversive, en plus du potentiel créatif personnel que ce genre d’évolution requiert (...) la créativité nécessite non seulement des années de préparation et d'entraînement conscients, mais une préparation inconsciente aussi. Seule une période d’incubation peut permettre à l’artiste d’assez bien assimiler et incorporer subconsciemment des influences et des sources pour les réorganiser et les synthétiser en quelque chose qui lui appartient en propre," Oliver Sacks

Afin de trouver votre singularité, ne négligez pas le rôle de l’admiration. Nous avons tendance à oublier la vertu de l’admiration, et il faut donc réapprendre à admirer. La jeunesse (et même la vieillesse) a besoin d’admirer pour grandir, pour s'épanouir, pour croire, pour rêver, pour oser agir. Nous devrions être galvanisés par des figures inspirantes, des mentors, et n’ont pas être écrasés par elles. "Admirer, ce n’est pas vénérer, ce n’est pas s’oublier dans la contemplation du talent de l’autre. C’est se nourrir. Prendre exemple sur ceux qui ont osé suivre leur étoile pour entreprendre de chercher la sienne. Que nous dit leur exemple ? Qu’il est possible de devenir soi." (Charles Pépin)

Suivez le processus. Avant votre "éveil", lisez, écoutez, inspirez-vous, exercez-vous/ plagiez, puis laissez-vous du temps. Laissez votre imparfaite mémoire oublier les sources, réorganisez les informations et créez des liens. L’oubli et l’incubation sont indispensables et nécessaires à tout travail créatif, à toute nouveauté, à toute innovation ! 

Les citations d'Oliver Sacks sont tirées du captivant ouvrage "Le fleuve de la conscience", ed. Seuil, 245 pages, septembre 2018. A lire !

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