Média: rumeur, course au scoop et dilemme du prisonnier

« If it's not right, don't do it. If it's not true, don't say it » Marc Auréle.

Le pluralisme de la presse constitue la garantie d'une saine société démocratique, c’est entendu. Néanmoins, dans cette actuelle et hystérique course à l’information que se livre les médias, et si une trop forte concurrence pouvait entraîner un effet pervers et les faire tomber dans le piège du « dilemme du prisonnier » et ainsi desservir leur principale mission: concourir à la connaissance de la société ?


De la crainte de l'ignorance. Énoncé en 1950 par Albert W. Tucker à Princeton, le dilemme du prisonnier est un classique de la théorie des jeux. Explication. Sans pouvoir communiquer entre eux, deux individus, qui ont commis ensemble un délit, sont mis en examen. Séparément, ils sont confrontés à un juge, sans savoir si l’un ou l’autre avouera ou gardera le silence. Trois scénarios sont possibles.

Scénario 1: Si X dénonce Y, ce dernier purgera 10 ans de prison et X sera libre. Et vice et versa.
Scénario 2: S’ils se dénoncent mutuellement, ils purgeront, chacun, une peine de 5 ans de prison.
Scénario 3: Si personne ne parle, et faute de preuve tangible, ils écoperont d’une peine de 6 mois de prison.

Évidemment, la solution optimale est de garder le silence. Néanmoins, dans l’ignorance et dans la crainte de ce que l’autre peut faire et dire, la tentation de dénoncer son complice, tout en espérant qu'il s'enfermera dans un rédempteur mutisme, est alléchante. Surtout lorsque la délation peut devenir synonyme de liberté. Le fin mot de l’histoire, c’est que c’est ce même raisonnement que suivent X et Y. Dés lors, tous deux seront condamnés à 5 ans de prison.
« Ce dilemme constitue la matrice de toutes les situations où il existe un choix optimal, mais où les acteurs, parce qu’ils sont en concurrence, ne peuvent se coordonner les uns les autres, et tout en agissant aux mieux de leur intérêt individuel, aboutissent à une forme d’irrationalité collective, » explique Gérald Bronner dans son livre « La démocratie des crédules ».

De la quête d'audience, coûte que coûte. Pour tous les médias qui n’auraient adoptés la doctrine du slow web, la clé du succès repose sur la rapidité avec laquelle ils pourront propager une information. C’est la fameuse recherche du Saint-Graal journalistique, le scoop, qui, cependant, doit être scrupuleusement vérifié: ce qui nécessite des ressources humaines et du temps. Sauf que prendre du temps, c’est aussi perdre de l’audience, et donc de l'argent. D’où cette problématique qui tiraille les entreprises médias: prenons-nous le risque de diffuser une croyance plus ou moins prouvée ? Ou prenons-nous le temps de la métamorphoser en une connaissance ? « Pour qui passerons-nous, si nos concurrents possèdent également cette information et la diffusent avant nous ? Si elle s'avère exacte, des branquignols qui font de la rétention d’information. Bien sur, hourra !, si elle est inexacte, nous pourrons mettre en avant notre éthique, notre déontologie. Toutefois, qui se rappelle des médias qui, le jour de la divulgation d’une rumeur plus ou moins fondée, se sont abstenus de la partager ? Dans la conscience collective, il suffit qu’une, ou deux sociétés d’information le fasse pour que toute la profession en pâtisse. Pendant ce temps, qui sera lu ? Qui s'accaparera l’audience au clic rémunérateur si chère aux annonceurs ? » C’est bien une manifestation du dilemme du prisonnier. Un discours qui peut sévir dans une salle de rédaction.

Pourtant, le cœur de métier de la presse n’est pas d’entrer dans cette folle course à l’audience et à sa monétisation. Comme le rappelle Alexandre Papanastassiou, Businessquests, dans une série d'articles consacrée à la crise de la presse: « Non, mesdames et messieurs, votre mission n'est pas de monétiser l'audience, monétiser l'audience n'est pas un objectif stratégique. Ce n'est pas votre cœur de métier pas plus ce n'est le cœur de métier d'un taxi de "monétiser" la population des piétons d'une ville; la mission d'un taxi est d'offrir un service de transport personnalisé à des conditions acceptables. La vôtre (si vous l'acceptez) est de nous fournir le contenu le plus clair, le plus vérifié, le plus pertinent, le plus qualitatif possible en garantissant une impartialité totale dans le traitement de l'information (ce qui passe aussi par le fait de bien vouloir nous dire quand vous publiez un article dithyrambique sur une société appartenant à vos actionnaires). Non, vous n'êtes pas en concurrence avec les diffuseurs de contenus gratuits pas plus que Canal+ n'était en concurrence avec TF1 à son lancement (et encore aujourd'hui). »

Et à Gérald Bronner de renchérir: « La concurrence sauvage et l’absence de concertation et de régulation (...) conduit les médias orthodoxes ( TV, presse, radio, ndlr) à se commettre dans le traitement de sujets qu’ils s’étaient toujours refusé à traiter par le passé. Il ne faut par chercher ailleurs que dans cette situation du dilemme du prisonnier les raisons de la peopolisation du politique. Il suffit qu’un média pointe un sujet “vendeur” pour que tous soient attirés vers lui, » telle la scatophage du fumier envers les déjections.

« Je vois le bien, je l'approuve. Mais je fais le mal, » Ovide.  Même sous couvert de l’ironie, de l'emploi du conditionnel, l’objectif des médias de qualité n’est pas de colporter des ragots ou des potins. Toutes ces informations diffusées sur le web qui sont, certes, des pousses-au-clic-potentiellement-rémunérateurs, mais de poisseuses déclarations. « Elle est sale, elle est glauque et grise, insidieuse et sournoise, d'autant plus meurtrière qu'elle est impalpable, » scande Pierre Desproges, dans une chronique de la haine ordinaire:  « On ne peut pas l'étrangler. Elle glisse entre les doigts comme la muqueuse immonde autour de l'anguille morte. Elle sent. Elle pue. Elle souille. C'est la rumeur (...) La rumeur, c'est le glaive merdeux souillé de germes épidermiques que brandissent dans l'ombre les impuissants honteux. Elle se profile à peine au sortir des égouts pour vomir ses miasmes poisseux aux brouillards crépusculaires des hivers bronchiteux. » 

Aussi, si tous les racontars et tous les provocateurs peuvent bénéficier d’un éclairage: « l’on peut craindre la surenchère: Quel tweet pourrais-je bien écrire pour espérer qu’il se diffuse ? Quelle idée puis-je défendre sur mon blog pour en assurer la promotion? Quel statut facebook sur mon compte peut m’aider à faire parler de moi ? On peut supposer que la concurrence effrénée qui organise la marché cognitif contemporain n’est pas toujours favorable à la tempérance, » commente Gérald Bronner.

Haro sur les médias de qualité qui comparent leurs audiences avec leurs homologues dit "populaires" ( dont la ligne éditoriale et le lectorat diffèrent)Gageons que la distinction médias de qualité et populaire ne subisse pas les affres d'une concurrence qui n'aurait lieu d'être et qui aboutie à détruire la frontière qui les sépare.
Haro sur tous ces articles publiés dans l'instant mais qui souffrent d'un cruel manque d'analyse, d'une indispensable valeur ajoutée. Le journaliste donne des clefs, aide à la compréhension du monde qui nous entoure. « Un bon journal, c’est une nation qui se parle à elle même, » comme le déclare Arthur Miller, plume de l’actualité au sein du « London Observer » en 1961. Subtilement, Jay Rosen, professeur de journalisme à l'Université de New-York, cite James Carey et dispose que: « La presse n’informe pas le public. C’est le public qui devrait informer la presse. Le vrai sujet du journalisme est la conversation que le public entretient avec lui même. »


Pour aller plus loin: FOMO, sous le joug du temps réel, cliquez ici ! et L'hystérie de l'information, cliquez ici ! , mais aussi Rationalité individuelle et rationalité collective, un antagonisme ? Cliquez ici !
Conseil de lecture: La démocratie des crédules, Gérald Bronner, PUF, 343 pages, qui n'est nullement un pamphlet contre les médias. Loin s'en faut. Un prochain billet de blog reviendra bientôt sur cet ouvrage.

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