Rwanda: Comment devient-on génocidaire ?, D. Vandermeersch

« Si la haine répond à la haine, quand est-ce que la haine va s’arrêter. »
Jeudi 5 décembre 2013, Damien Vandermeersch, ancien juge d’instruction qui s’est vu confier en 1995 les « affaires Rwanda », présente son livre « Comment devient-on génocidaire ? », à l’occasion d’une conférence débat organisée dans les locaux de la fédération Wallonie Bruxelles International. « Ma démarche était d’aller au-delà du devoir de réserve, de m’aventurer dans les complexités de l’être humain, » explique Damien avant de rajouter: « Derrière le juge, par définition impartial, c’est l’Homme qui a pris la plume. Passer au “je” n’a vraiment pas été facile. »
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« Raconter, c’est terrible, car raconter, c’est revivre, c’est réinscrire la souffrance dans son corps, dans son être, dans sa mémoire, c’est vivre encore l’impuissance de n’avoir pu empêcher que son enfant soit arraché et tué sous vos yeux (…) parler, c’est réactiver des souvenirs, c’est dire qu’on est vivant (…) alors que tous sont partis et qu’on aurait voulu les suivre, » exposent les avocats des parties civiles lors du deuxième procès du Rwanda, en Belgique ( 2005).
Un an après le génocide Rwandais, huit commissions rogatoires sont menées dans le pays des Milles Collines afin d’y collecter des preuves. « Pour le magistrat, le génocide, c’est avant tout une définition juridique, » explique Damien Vandermeersch: « Mais sur le terrain, cela devient autre chose. Il prend alors la forme d’un visage, celui d’une femme ou d’un enfant massacré à coups de machettes et de gourdins. Cette confrontation nous questionne, nous ébranle. »
Le terme génocide a été inventé en 1944 par Raphaël Lemkin, juriste polonais réfugié aux Etats-Unis: « De nouveaux concepts nécessitent de nouveaux mots. Par génocide, nous entendons la destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique. » Génocide est composé de la racine grecque “genos ", qui signifie “naissance”, “genre”, “espèce”, et du suffixe “cide” ( du latin caedere, “tuer”)
Michèle Hirsh, avocate dans les “Assises Rwanda”, en 2001, disposera: « Selon Maxime Steinberg le génocide se caractérise, à l’opposé de tous les autres massacres, par l’élimination systématique des femmes et des enfants: ce n’est pas seulement l’assassinat d’un peuple aujourd’hui et maintenant, c’est aussi l’assassinat de son avenir. »
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Dix huit ans après, ce sont deux images qui restent à jamais gravées dans l’esprit de Damien Vandermeersch. « Les églises sont des terres d’asile, normalement, » toutefois, pour de nombreux Tutsis, elles sont devenues un piège, leur tombeau. « Ce sol qui porte les impacts de grenades. Tous ces bancs soufflés par les explosions. » Il y aussi ce témoignage, d’une dame, qui, passée pour morte, arrive à s’extirper d’une fosse commune. « Toute sa famille a été tué. Elle porte sur elle une trace des combats, une cicatrice faite par une machette, qu’elle nous montre, et qu’elle commente, d’une voix imperceptible: “J’ai survécu car mon enfant, que je portais sur mon dos, a amorti le coup”, » nous raconte Damien Vandermeersch, d’une voix empreinte d’émotions, avant de s’emporter: « A quoi ça sert ? C’est un choc de constater toute cette barbarie et dont le résultat est le fait de l’Homme. J’aurai préféré que cela soit du à une catastrophe naturelle, que ce soit une fatalité: on ne se bat pas contre les forces, les éléments extérieurs, on les subit. En l’espèce, c’est une profonde incompréhension: comment est-ce possible ? Comment l’être humain peut-il en arriver là ? » Comment peut-on tuer femmes et enfants ? « Ces gens sont des monstres, des barbares, ils appartiennent à un autre monde. » Il ne peut en être autrement. On ne peut le concevoir autrement.
Sauf que ce sont des religieux, des intellectuels, des paysans, des ministres; des personnes qui n’auraient jamais du se retrouver derrière les cours d’assises, et qui pourtant y seront jugés en 2001. Et à Martine Schotsmans, directrice de RCN Justice & Démocratie, de rajouter: « Dans les prisons, alors que l’on s’attend à approcher des monstres, nous rencontrons des Hommes. Comme Jules, qui est Tutsi, mais qui s’est fait passer pour Hutu, afin de suivre des études, et qui a participé au massacre. Comment une personne en vient à devenir génocidaire ? » Tel un écho, la question résonne dans la salle, et personne ne semble capable de pleinement y répondre.
« Je viens de l’Est du Rwanda, je suis un rescapé, » témoigne Pacifique Kabalisa, du Centre pour la prévention des crimes contre l’humanité: « je me suis caché, j’ai connu l’angoisse, les nuits blanches. Cependant, j’ai miraculeusement échappé au génocide et j’ai pu rejoindre Bukavu, au Congo, grâce à une amie d’enfance, qui est ensuite devenu génocidaire. La main qui tue peut aussi sauver. »
Après l’indignation et l’incompréhension, viennent les explications: « On écoute les témoins et les suspects. Le 6 avril 1994, suite à l’attentat qui couta la vie au président Juvènal Habyarimana, d’origine Hutue, c’est la colère de la population, le chaos. Une masse populaire incontrôlée et incontrôlable, un mouvement de folie collectif. »
Dans les cas de génocides, on parle d’ethnies. Dans l’histoire du Rwanda, la division ethnique pèse lourd. Néanmoins, « laissez-moi damien-vandermeerschsouligner un paradoxe: une ethnie a souvent une histoire commune, une même langue, des coutumes similaires, etc. En fait, si l’on suit ces critères, il n’y a qu’une seule et même ethnie au Rwanda. Les gens eux mêmes ne reconnaissent les soi-disantes ethnies, que grâce à des cartes d’identité. Ce critère est purement fictif, » conclue Damien avant d’en revenir au contexte de l’époque et aux accords d’Arusha, qui prévoyaient le retour de 500 000 réfugiés. « C’est une pression foncière énorme. La terre, c’est la vie, la survie. Au Rwanda, la pauvreté est extrême. Entendre que des réfugiés vont revenir, et c’est la peur qui s’installe: vont-ils me voler mes terres ? »
Au niveau de la logique collective, tout tourne autour de l’extrémisme. « Un groupe se défini par rapport à un ennemie commun. Ce qui crée une cohésion. Cette qualification de l’ennemie: c’est le Front Patriotique Rwandais, les infiltrés, les espions, les milieux qui recrutent et aident les Tustis: les Hutus opposants, les modérés. » En somme, une désignation qui ne cesse de s’élargir, pour devenir: Toute personne qui ne combat pas l’ennemie, devient notre ennemie. Ceux qui ne combattent pas avec nous, sont contre nous.
La solution finale, celle de la paix, c’est l’élimination définitive des hommes, des femmes et des enfants. Par définition, l’ennemie représente une menace. « Il faut donc se défendre, et la meilleure des défenses reste l’attaque. Un génocide est souvent une défense préventive. »
Comment l’individu s’inscrit dans tout cela ? La réponse est qu’il n’avait pas le choix. « C’était tuer, ou être tuer. Une décision impossible, une contrainte irrésistible. »
« Être tué », les opposants, les sympathisants l’étaient: être à contre courant et ne pas collaborer signifiaient la mort. « C’est pour cela que je parle de génocide des Tutsis et des Hutus modérés. »
Mais fallait-il tuer ? Difficile pour nous, d’y répondre. « La fuite, c’était aussi une troisième voie courageuse, pour laquelle on prenait le risque tout perdre. Ceux qui étaient passifs étaient aussi courageux. Il y avait, là, une non assistance aux tueurs, avec le risque d’être massacré. »
arrendtLors des procès de Nuremberg en 1945, Eichmann tint un discours: « je ne faisais qu’obéir aux ordres et à mon devoir de soldat ». Il argumenta qu’en aucun cas il n’avait eu de ressentiment personnel contre les juifs. Cette « banalité du mal,» comme la qualifia Hannah Arendt. L’inhumain, le barbare qui se loge en chacun de nous. Le petit fonctionnaire zélé, ambitieux, qui se plie à l’autorité, qui croit accomplir un devoir et qui cesse de penser. En l’espèce, peut-on parler de banalité du mal pour ces exécuteurs de terrain, ce groupe ethnique déshumanisé ?
« Nous sommes violents et bons par nature. Nous ne sommes pas déterminés à être génocidaire, » dispose Mediatrice Mukayitasire, psychologue, de l’Association Modeste et Innocent, avant de renchérir: « Au Rwanda, on respecte beaucoup l’autorité. Par peur, par fidélité à son pays, il y a une extrême tendance à l’obéissance. Dés lors, toute manipulation devient plus aisée. »
« Plus jamais ça, » on veut le crier, le hurler, mais la voix ne porte pas très loin. Comment vivre après un génocide ? Comment revivre ensemble ? « C’est le défi au Rwanda, » explique Mediatrice Mukayitasire avant de rajouter: « Le travail de réconciliation, » de rétablissements des faits et de la paix, débute avec soi même.
On commence par voir des rôles, des fonctions, des catégories. Alors que non, on devrait commencer par voir un Homme, un être humain. « Si nous sommes inhumain avec un génocidaire, nous l’enfonçons dans son erreur. Si nous lui donnons de l’amour, nous le brisons. On le mets en face de son immense bêtise, » explique Laurien Ntezimana, théologien, de l’Association Modeste et Innocent: « Il faut de la patience, de la compassion et le considérer comme un être humain. C’est une longue route, une longue affaire, comme l’on dit. »
« Il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui les Rwandais vivent ensemble sur les collines. Des gens cotoient ceux qui ont tué leurs enfants, leur femme ou leur mari. Ils se disent “bonjour”, il y a à nouveau quelques mariages mixtes entre Hutu et Tutsi. Ce calme qu’on retrouve dans les campagnes, même si c’est un calme lourd; ce masque de civilité et le fait que les gens se parlent même s’ils n’en pensent pas moins, c’est déjà énorme, quand on sait ce qui s’est défoulé (…) Mais en dépit de ce mieux, le souvenir du génocide reste présent,» comme l’observe la journaliste Madeleine Mukamabano, citation reprise par Damien Vandermeersch.
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Pour aller plus loin:
- Rwanda, 20 ans après le génocide, retour sur la propagande de la haine, cliquez ici !
Au coeur du génocide Rwandais, “ Tu leur diras que tu es Hutue”, GRIP /André VersaillesRwanda. 6 avril 1994. Le président Juvénal Habyarimana meurt dans un attentat. C’est le point de départ du génocide rwandais mené par les interahamwes, milice extrémiste créée par le MRND, le parti du défunt chef d’état d’origine Hutue!
Le pays s’embrase. Galvanisé par la RTML, « La Radio Télévision Libre des Mille Collines », nombre de Hutue rejoignent la formation dont le but est d’éliminer « l’ennemie intérieur ». En juillet, seulement trois mois plus tard, plus de 800 000 rwandais, et dont la majorité sont des Tutsis, trouvent la mort…
En avril 1994, Pauline Kayitare, 13 ans, vit paisiblement avec ses parents et ses frères et sœurs. Afin d’échapper aux génocidaires, la famille décide alors de se séparer. Pour Pauline, tout ceci semble irréel: «Les Tutsis ! Je sais que je suis Tutsie, mais je ne sais pas vraiment ce que cela veut dire ». Pourtant, avant de se séparer, sa mère la prend à part et lui prodigue un dernier conseil: « Ecoute moi bien ! Tu vas mentir pour sauver ta vie. Tu le dois. Tu n’as pas le choix: mentir pour sauver sa vie, ce n’est pas mentir. A partir de maintenant, tu diras partout que tu es Hutue [...] tu n’as pas l’âge d’avoir une carte d’identité » et peu identifiable. Lire la suite, cliquez ici !

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